Page:Féron - La prise de Montréal, 1928.djvu/9

Cette page a été validée par deux contributeurs.
7
LA PRISE DE MONTRÉAL

Le jeune homme salua majestueusement la foule.

Deux jeunes hommes, pareillement vêtus d’une redingote noire et d’une cape bleue, mais portant à leur chapeau une plume noire, vinrent l’instant d’après se poster de chaque côté de Maurice D’Aubières.

Celui-ci, ayant, promené un regard assuré sur le peuple massé sous ses yeux, avisa l’officier des miliciens.

— Ah ! ah ! fit-il en étendant sa main gantée de gris, je vois là mon bon Lambruche…

— Présent, Mesieu !… murmura l’officier des miliciens en reprenant la pose militaire.

— C’est bien, Lambruche, tu es au poste.

Puis ramenant ses regards sur le peuple :

— Mes amis Canadiens, reprit-il, c’est à lui, Lambruche, à qui j’ai donné l’ordre de distribuer les armes et les munitions !

— Eh ! mais… s’écria la mère Ledoux, pour les distribuer, il faut les avoir !

— Vous n’avez qu’à les prendre répliqua Maurice D’Aubières avec un sourire. J’en donne l’ordre… allez, Lambruche !

Un immense vivat emplit l’espace.

Aussitôt, Lambruche, ce flandrin, ce nonchalant, cet endormi, ce niais, dressa sa haute taille. Ses yeux s’illuminèrent de rapides éclairs. Sa voix détonna comme la charge d’un canon. Et, suivi de près par ses miliciens, il enjamba la rue, s’ouvrit un large passage dans la foule et se rua contre la palissade qui entourait les casernes.

Une clameur joyeuse éclata.

— En avant, Canadiens ! tonna la voix de D’Aubières.

Les soldats anglais de leurs fusils couchèrent en joue ce jeune homme qui semblait le maître de ce peuple : mais avant qu’ils n’eussent tiré un seul coup, D’Aubières avait disparu du balcon avec ses deux compagnons. Alors des fenêtres de cette même maison partirent plusieurs coups de feu dans la direction des soldats de la caserne et six d’entre eux roulèrent sur le sol frappés à mort. À cette vue, les autres soldats, épouvantés, s’élancèrent dans l’intérieur des casernes pour y chercher un refuge.

La voix de Maurice D’Aubières roula de nouveau au-dessus du peuple :

— En avant, Canadiens !

Mais on le voyait plus.

N’importe ! L’exaltation était à son comble et des cris de triomphe se croisaient dans les airs.

D’un formidable coup d’épaule Lambruche venait de renverser un pan de la palissade et miliciens et peuple couraient vers les casernes. Le reste de la palissade était bientôt renversé, écrasé, les casernes cernées. Par les fenêtres crépitait le feu des soldats anglais. Les balles, cette fois, faisaient des morts et des blessés. Mais l’élan était donné et rien n’empêcherait le peuple dans sa course… Portes et fenêtres furent enfoncées, la populace faisait irruption dans les casernes où déjà Lambruche et ses miliciens désarmaient les soldats anglais. Ceux qui demeuraient dans la cour et sur la rue Notre-Dame trépignaient de joie et poussaient de retentissants vivats chaque fois que des miliciens poussaient dans la cour des soldats prisonniers et liés deux par deux. Jamais ce peuple ne s’était autant amusé. Il huait les soldats prisonniers, il acclamait D’Aubières, et Lambruche, battait des mains, dansait, chantait en dépit du vent glacial qui continuait de souffler en tempête.

Bientôt Lambruche parut dans la cour des casernes. Ses miliciens suivaient apportant des fusils et des munitions que Lambruche se mit à distribuer aux hommes les plus vigoureux. Puis, tandis qu’on s’essayait fièrement au maniement de ces fusils anglais, Lambruche rentra dans les casernes pour en revenir peu après en tirant un petit canon. Cet incident créa une joie délirante dans le peuple…

— Bravo ! Bravo ! Lambruche…

Lui, bâillant, chambranlant, avec un sourire insignifiant à ses lèvres minces, poussa le petit canon au centre de la cour, puis, pour le simple plaisir de la chose et comme un enfant s’amuserait avec un jouet, le brave Lambruche bourra le petit canon, s’assit tranquillement sur l’affût, sortit d’une poche de sa redingote un calumet et un briquet « un batte-feu », comme il disait lui-même. Tranquillement, sous les regards quelque peu surpris de la foule, il mit le feu à une mèche soufrée, alluma son calumet, en tira d’énormes bouffées avec un ravissement angélique, puis, d’un coup alluma la mèche du canon…

Et pan !…