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LA PRISE DE MONTRÉAL

La commère tourna sur l’Anglais un regard surpris d’abord, terrible ensuite.

— Ah ça, milord, répliqua-t-elle qui est-ce qui vous dit que je ne peux pas porter un fusil et m’en servir ? Allez m’en chercher un et je vais le faire voir !

Des éclats de rires et des vivats acclamèrent cette réplique.

— Vous feriez mieux, la mère, reprit le bourgeois anglais, d’aller décrotter vos marmots qui gèlent debout accrochés à votre jupon… N’est-ce pas honteux pour une mère qui a des enfants ?…

— Ah bien ! l’entendez-vous, vous autres, le milord qui parle « d’une mère qui a des enfants » ?…

Et la grosse femme se mit à rire aux éclats.

La foule hua le bourgeois anglais.

Une jeune femme clama :

— Il serait peut-être bon qu’on le décrotte cet Anglais-là !

— Et j’en ai bien envie ! rugit la mère Ledoux en brandissant un poing énorme vers le bourgeois.

Celui-ci, redoutant de s’attirer des horions, retraitait déjà, tout en grommelant ces paroles :

— Vous ne nierez pas, la mère, que j’ai bien le droit comme un autre de dire ce que je pense !

— Ah ! oui, parlons-en de vos droits à vous autres, riposta aigrement la mère Ledoux ; vous en avez des drôles de droits vous autres qui voulez nous donner aux Américains, comme si on était des chiens ! Eh bien ! milord, ici c’est notre pays à nous autres, Canadiens, et dame ! quand on a un pays, on le défend, et pour le défendre on prend tous les moyens. Le premier des moyens, milord, on se débarrasse des lâches et des traîtres ! Et si ce que je vous dis là fait pas votre affaire, fichez le camp… et fichez-le vite !

Mais déjà le bourgeois se sauvait poursuivi par les quolibets du peuple amusé.

Lambruche, toujours appuyé au mur de la maison, tête basse, les yeux demi fermés, regardait sans l’air de voir, écoutant sans l’air d’entendre.

De nouveau la mère Ledoux l’interpella :

— Eh bien ! qu’est-ce que tu dis Lambruche ?

— Moi, Mame Ledoux… rien !

On partit à rire à la ronde.

La mère Ledoux sembla s’indigner.

— Je te demande, Lambruche, si on doit aller prendre les fusils ?

— On ira bien manque, Mame Ledoux… Seulement, il faudrait avoir l’ordre de M. Maurice.

La grosse femme tressaillit, parut surprise et regarda le peuple massé derrière elle.

— Tiens ! c’est vrai, dit-elle, radoucie. J’avais pas pensé à Monsieur Maurice. Mais où est-il, qu’on ne le voit point ?

À cet instant de grandes clameurs s’élevèrent plus loin du côté de la rue Saint-Gabriel, et une violente poussée se produisit dans la masse du peuple. On vit quelque chose comme une trombe humaine s’abattre sur la palissade des casernes. C’était une nouvelle bande d’ouvriers qui accourait, et la bande voulait aussi des armes. Étrangers à la scène qui venait de se passer, ces ouvriers tentaient de renverser la palissade. Les soldats firent feu, et cette fois des balles ne manquèrent pas de blesser quelques hommes. Une rumeur de rage circula et toute la masse du peuple fut soulevée. Ce fut une véritable vague en furie qui se darda à l’assaut de la palissade.

La mère Ledoux s’élança à l’attaque, traînant toujours ses deux marmots en criant :

— Arrive, Lambruche, arrive… Viens nous aider… On va les avoir ces fusils-là !

Cette fois, c’en était bien fait : la palissade craqua… pencha… Des cris de triomphe éclataient déjà.

Mais à l’instant même une voix retentissante domina les bruits de la rue et de l’espace, et le peuple s’immobilisa et fit silence.

— Hé là ! mes amis, venait de jeter la voix sonore, prêtez l’oreille !

Tous les regards s’étaient tournés vers le balcon d’une maison faisant vis-à-vis aux casernes. Sur ce balcon se tenait un jeune homme, beau d’énergie, superbe d’audace, vêtu d’une redingote noire que recouvrait en partie une cape de velours vert. Ce jeune homme tenait à sa main un tricorne orné d’une plume rouge, et à son côté gauche pendait une épée.

Une immense clameur s’éleva aussitôt de la foule.

— D’Aubières… Maurice D’Aubières !…