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LA PRISE DE MONTRÉAL

Décidément, le peuple passait de l’autre côté.

Lambruche secoua la cendre de son calumet, puis se coucha sur l’affût de son canon, grognant :

— Allons ! on ne sait plus où l’on va ! Moi, je m’endors… D’ailleurs, un homme couché vaut trois hommes debout !

Et il ferma les yeux.

Le tumulte recommençait avec plus de violence. On discutait à pleine voix. On s’interpellait avec fureur. On se rudoyait, on se bousculait, on s’injuriait même ; car tout le monde n’était pas encore pour les Américains, il restait des partisans à D’Aubières.

La mère Ledoux allait çà et là par la foule tourmentée et rugissante.

— Eh bien ! faisait-elle avec bonhomie, ce qu’il a dit, le général, a du bon sens après tout ! Pourquoi nous chicaner davantage ? ça nous donnera rien de mieux ! Ce qu’on tient aujourd’hui vaut bien mieux le garder que de risquer de rien avoir demain !

Et de minute en minute la populace subissait un revirement complet. Miliciens, ouvriers, commerçants, bourgeois reconnaissaient que les Américains avaient la partie gagnée. Quelques prêtres et des religieuses parcouraient les rangs de la foule et disaient :

— La force est contre nous et Dieu nous impose le sacrifice : épargnons nos temples et nos foyers !

Mais d’autres voix, violentes et farouches, s’élevaient :

— Les Américains tiendront-ils leurs promesses ? C’est ce qu’on ne peut savoir ! Et puis ils ne sont pas aussi forts qu’ils le disent et nous les valons bien. Que D’Aubières donne l’ordre de la bataille, et l’ennemi sera taillé en pièces !

Mais ces paroles n’étaient pas écoutées, elles n’avaient pas l’ombre de l’effet qu’avaient créé les paroles du général américain. Celui-ci, après s’être écarté de D’Aubières, revint sur le bord du toit et dit encore :

— Canadiens, par un vote populaire, par une voix unanime décidez de votre sort. C’est vous qui êtes les maîtres ! Votre jeune chef, que j’admire, n’ose prendre à lui seul cette responsabilité, eh bien ! Canadiens, parlez, vous !

Il se tut et attendit.

Alors il sembla que le peuple tout entier donnait sa libre voix par cette formidable acclamation :

— Vivent les Américains !

Très souriant, Montgomery salua de son épée.

Mais ce n’était pas encore tout le peuple. Plus loin, sur la Place du Marché, une autre masse de peuple n’avait pas parlé. Elle discutait avec animation, pesant le pour et le contre avant de prendre une décision définitive.

Or, D’Aubières savait que tout le peuple n’était pas encore gagné aux Américains, et il hésitait à se prononcer. Il réfléchissait tout en observant au coin de l’œil la foule de ses compatriotes. Comme soldats, il lui restait peu de chose : il ne pouvait guère plus compter que sur Lambruche et deux ou trois cents miliciens. Les autres avaient quitté leurs postes pour se mêler à la foule. Mais Lambruche et ses miliciens gardaient les barricades, et les Américains ne pouvaient pénétrer dans la ville sans s’exposer à se faire massacrer. Oui, mais il ne fallait pas oublier les troupes ennemies de l’autre côté des murs. Quoi qu’il en fût, Lambruche et ses miliciens n’attendaient que l’ordre de leur chef ou d’ouvrir le feu sur les soldats de Montgomery, ou de poser les armes.

Pour la troisième fois le général américain vint offrir sa main à D’Aubières. Celui-ci alors leva son front blême vers le ciel qui s’éclairait des lueurs rouges du soleil levant, et sembla y vouloir puiser une résolution suprême.

Mais il ramena son regard indécis sur ses volontaires comme pour en calculer le nombre. Puis, tout à coup, il demanda :

— Lambruche, que faut-il faire ?

Il oubliait de consulter Mirabelle qui, livide, tremblante, s’appuyait au bras de son père. Elle cria aussitôt :

— Fais ton devoir, Maurice D’Aubières !

Parmi la foule silencieuse couraient des grognements sourds.

Lambruche s’était soulevé sur son canon en entendant l’interrogatoire de son chef.

— Monsieur, répliqua-t-il avec indifférence, j’attends l’ordre ou de tirer ou d’aller me coucher… car je m’endors comme une toupie !

Il bâilla avec force et se recoucha.

Des rires éclatèrent.

Maurice regarda Mirabelle qui venait de se dresser, frémissante et terrible comme une déesse de la guerre.

— Ton devoir ! Ton devoir ! cria-t-elle.

Ses paroles furent aussitôt couvertes par une immense clameur montant de la Place du Marché. De là, enfin, partaient ces mots :