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LA PRISE DE MONTRÉAL

Il aurait bien voulu pouvoir approcher de l’estrade, mais c’eût été folie que d’essayer. Du reste, peu après Maurice et Mirabelle quittaient cette estrade et disparaissaient.

À son tour et peu à peu, le peuple quitta la place pour rentrer dans ses foyers, et une demi-heure après il ne restait plus autour du feu mourant que quelques groupes épars et peu bruyants.

Alors Lambruche, qui était demeuré abîmé dans une profonde méditation, cria à son bataillon :

— Plus rien à faire, les amis… chacun à son caboulot !

Et, sans s’inquiéter, il se mit à descendre de son pas traînant la rue Notre-Dame. Il se disait :

— Le père Ledoux va me dire, lui, ce qui en est !

La ville retombait dans le silence. Les réverbères s’éteignaient faute d’huile. La nuit devenait de plus en plus noire. Là-bas vers la rive Sud l’on ne découvrait plus les lueurs des feux de bivouac du campement ennemi, ni au sud-est ni à l’est, comme si déjà les troupes américaines s’en étaient allées armes et bagages et sans tambour ni trompette. Mais leur général ?

Oui, le général Montgomery… qu’était-il devenu ?

Il se trouvait à ce moment en compagnie de Lady Sylvia, chez le major Harrison qui venait de passer brusquement du parti de D’Aubières à celui de Montgomery.

Et voici ce que disait Montgomery d’une voix douce et pleine de conviction et de triomphe :

— Donc, demain nous serons les maîtres de cette cité !

Et son sourire se fit si ironique, si humoristique, que Lady Sylvia ne put empêcher le plus beau rire d’éclater sur ses lèvres…

XIV

LA PORTE DU MARCHÉ


Quatre heures sonnaient.

La ville dormait, mais pas toute, des tavernes et cabarets partaient des bruits de voix joyeuses, des refrains gais, des chocs de verres. Miliciens et citadins, artisans et bourgeois chantaient la délivrance de la cité. Car c’était une délivrance, puisque les Américains s’en allaient dans leur pays ! Et l’on s’en trouvait quitte à si bon marché, que l’événement valait bien la peine qu’on le fêtât sans délai.

Dehors, la nuit s’éclairait faiblement et peu à peu. Les nuages sous le ciel se dissipaient, des étoiles scintillaient joyeusement. Plus tard, lorsque les nuages se furent tassés vers la ligne de l’horizon, la lune à sa dernière phase, pointa ses deux cornes rouges. Puis elle s’éleva peu à peu, devint presque d’un blanc d’ivoire et jeta un peu de clarté d’argent sur la terre. Le chemin de ronde longeant les fortifications, les parapets, les plates-formes, la rue Saint-Paul, les barricades, tout avait été déserté. Nulle âme humaine. Le silence n’était troublé que par les bruits mourants, venant des tavernes et apportés là par les échos paisibles. À mesure que la nuit s’éclairait et s’achevait lentement, le froid grandissait et devenait mordant. Pour un peu on aurait cru la cité tout à fait abandonnée. On pouvait à la pâle clarté de la lune voir briller des canons de fusils qu’on avait abandonnés contre les murs. Les miliciens, pour aller trinquer, n’avaient pas seulement quitté leurs postes, ils avaient aussi abandonné leurs armes. Ainsi les enfants abandonnent leurs jouets au hasard, quittes à les chercher ensuite. Mais la nouvelle avait été si inattendue, qu’elle avait troublé les esprits. Quoi ! les Américains s’en vont !… Les miliciens depuis une heure grelottaient et trouvaient la nuit longue. Allons ! puisqu’il n’y a plus de danger, et puisque l’ennemi s’en va, à quoi sert de se morfondre dans la froidure !… Plusieurs avaient jeté leurs fusils au hasard. D’autres, plus soigneux, les avaient çà et là mis en faisceaux. On avait mis par tas sacs à balles et boîtes à poudre. Sur les plates-formes des bastions les canons aussi étaient abandonnés, et les cercles de cuivre qui les renforçaient brillaient sous la lune d’un éclat mélancolique. Et de chaque côté les barils de poudre voisinaient avec les boulets en pyramides. Et toutes ces choses, si terribles parfois, reposaient maintenant dans la solitude et une morne tranquillité.

Mais cette solitude fut bientôt troublée.

En effet, peu après le coup de quatre heures, trois personnages enveloppés dans d’amples manteaux parurent rasant les murailles et marchant comme des ombres fugitives. Pas un mot n’était échangé. Ils allaient à la file sans bruit. Ils s’arrêtèrent devant la Porte du Marché que barrait une barricade de cinq pieds de hauteur. Cette barricade n’était pas armée. Mais vis-à-vis, de l’autre