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LA PRISE DE MONTRÉAL

aussitôt, j’ai eu le tort de ne pas me défier d’eux.

— Ah ! les gueux ! gronda le père Ledoux en ébauchant un geste de colère.

— Mais c’est pas tout ça, reprit Lambruche. Voyez-vous, Monsieur, on vous a fait du tort, et le peuple qui est pas mal crédule a mangé l’histoire de votre désertion. Mais ça ne tirera pas longtemps à conséquence. Vous allez rester tranquille ici, et tout à l’heure ce même peuple va venir vous acclamer. Fiez-vous à moi ! Nous avons ici encore six cents fusils, car j’ai armé deux cents de mes miliciens en sourdine pour patrouiller dans la cité, et nous avons des munitions en grande quantité, ça va me servir !

Et sans plus s’expliquer Lambruche s’en alla.

Il gagna à la course la Place du Marché où la populace continuait à vociférer à la lueur du bûcher qu’on ne cessait d’alimenter des planches d’une baraque du voisinage. Lambruche fendit la foule et grimpa peu après sur le toit d’une maison. Sa haute silhouette se dessina nettement dans la clarté rougeâtre. À sa vue tout le peuple poussa un long rugissement :

— Lambruche !… Lambruche !…

— Silence ! commanda le capitaine d’une voix tonnante.

Tout se tut. Puis la voix de Lambruche roula dans l’espace comme des coups de canon :

— D’Aubières n’est pas un déserteur ni un traître ! Il est pour le peuple et avec le peuple ! Car il a du cœur ! Car il a du sang ! Les traîtres, qu’on les cherche ! Demain, D’Aubières battra les Américains ! Il manquait de fusils, il en a trouvés ! Il manquait de munitions, il en a cherchées ! Des gredins vous disaient : « D’Aubières vous a trahi » ! — Vous répétiez : « D’Aubières est un traître ! » — C’était faux ! D’Aubières vous cherchait des fusils… il vous cherchait de la poudre et des balles ! Et il a trouvé tout cela ! Eh bien ! à présent, où sont les menteurs ? Tonnerre du Diable ! qu’on les amène que je leur coupe la gorge… foi de Lambruche !…

Des vivats éclatèrent en coups de tonnerre.

— Où sont les fusils ? clama une voix forte.

— Là où est D’Aubières, qui les garde !

— Conduis-nous, Lambruche !

— Venez et vive D’Aubières !

Ce fut une vague hurlante de joie qui se rua, l’instant d’après, sur les pas de Lambruche ! Ce fut un ouragan qui s’engouffra dans la ruelle où vivaient les Ledoux ! Le tumulte était si formidable, que ceux qui ne savaient pas crurent que la ville s’abîmait dans une catastrophe. Et pourtant le tumulte était joyeux… mais délirant.

La masse remuante du peuple se tassait dans la rue étroite avec fracas, lorsque D’Aubières parut dans le cadre d’une porte avec la mère Ledoux à son côté. Mille poitrines semblèrent pousser un cri unique pour acclamer le jeune chef.

— Canadiens, cria Maurice, il n’y a de traîtres que les accusateurs ! Demain, comme cette nuit, je serai avec vous ! Demain, je serai à votre tête, et je réclame pour moi la première balle américaine !

L’ivresse fut à son comble.

Hé ! vous, la mère Ledoux ! cria de la foule agitée une voix de femme. Embrassez-le donc pour moi, le gas !

— Hein ! l’embrasser ? répliqua la mère Ledoux d’une voix rendue larmoyante par l’émotion. Ah ! il y a longtemps que j’en ai l’envie !

Et la commère, hardiment, fit claquer ses lèvres sur les deux joues de Maurice.

Le délire empoigna le peuple.

— Et Lambruche… cria une autre femme, est-ce qu’il mérite pas qu’on l’embrasse aussi ?

— Lambruche ! Lambruche !… rugit la populace en battant des mains.

Le capitaine, effrayé, voulut s’éclipser dans la foule, mais trois ou quatre commères le happèrent avec vigueur et chacune d’elles l’embrassa… tant et si bien que le pauvre Lambruche, sous cette pluie de baisers, faillit s’évanouir de bonheur. Pour un peu il eût souhaité d’être embrassé par toutes les femmes et filles de la cité.

Mais déjà D’Aubières annonçait que les fusils et les munitions allaient être distribués séance tenante. Le peuple cria alors d’une voix terrible :

— Aux armes !…

Or, à la minute même où se passait la scène que nous venons de décrire, Lady Sylvia, furieuse, informait Cardel de ce qui était survenu.

— Oh ! gronda Cardel avec rage, je jure