Page:Féron - La prise de Montréal, 1928.djvu/40

Cette page a été validée par deux contributeurs.
38
LA PRISE DE MONTRÉAL

s’ouvraient brusquement pour être aussitôt refermées avec fracas, des portes d’où s’élançaient des êtres humains qui, eux aussi, se mettaient à courir sans savoir où.

Soudain, Mirabelle vit une immense lueur devant elle déchirer l’obscurité de la nuit, et si grande apparaissait cette clarté subite qu’on l’eut mise sur le compte d’un incendie. Mais la jeune fille comprit de suite que le peuple venait de rallumer le grand feu sur le marché. En effet, elle n’était pas loin du marché, car dans la clarté rougeâtre elle apercevait des toits pointus, des tourelles, des cheminées, des clochers… Elle accéléra sa course. D’autres gens, hommes, femmes, enfants, comme elle couraient vers la Place du Marché. Elle vit le clocher de l’église paroissiale se dresser hautement sous ses yeux. Elle allait peut-être, avec la populace, gagner le marché. Mais elle se ravisa, et comme si elle eût voulu y chercher un lieu de refuge, elle se précipita vers le temps saint et s’y engouffra.

Peu après, à demi écrasée dans l’ombre silencieuse du lieu saint, elle pleurait et demandait à Dieu de venir la secourir dans sa détresse.

Une foule pieuse se pressait dans l’église où venaient mourir les bruits de la cité. Dans les confessionnaux des prêtres absolvaient les pénitents. Parmi ceux-ci nombre de miliciens se trouvaient, qui étaient venus mettre leur conscience en paix avant d’aller le lendemain, au combat d’où peut-être ils ne reviendraient point.

Mirabelle, dans le recueillement qui l’entourait, en ce lieu sacré où si souvent elle était venue puiser la force morale et le courage, se sentit peu à peu soulagée. Séchant ses larmes, elle finit par élever toute son âme vers Dieu et elle oublia en partie les nombreux malheurs qui fondaient sur elle…

IX

LA CITÉ AU TRAVAIL


Le tumulte qui s’était élevé sur la ville tandis que Mirabelle courait dans la nuit noire, était dû à la nouvelle, brusquement annoncée, que Maurice D’Aubières avait déserté la cause des Canadiens pour entrer dans le camp ennemi. Le coup avait été foudroyant. Néanmoins, avant de donner entièrement foi à cette nouvelle, on avait cherché le jeune chef, de tous côtés afin de le sommer de donner des explications. Mais Maurice étant demeuré introuvable, la colère populaire s’était déchaînée contre lui.

À l’instant où cette nouvelle commençait à se répandre, Lambruche surveillait un travail de barricade devant la Porte Sainte-Marie. Ce travail était accompli par les miliciens du capitaine. Des femmes, curieuses et avides de nouvelles, se mêlaient aux travailleurs. Elles les encourageaient par leurs paroles, elles leur apportaient de la nourriture, du vin, quelquefois un peu d’eau-de-vie.

À d’autres endroits, du côté du fleuve, on barrait de barricades ou d’autres espèces de défenses l’extrémité des rues Saint-Charles, Saint-Gabriel, Saint-Joseph, Saint-François et Saint-Pierre, de sorte que si l’ennemi réussissait à pénétrer dans les murs il aurait encore une forte besogne à faire avant de se voir tout à fait maître de la ville. D’autres bataillons et du peuple s’occupaient à d’autres points des fortifications de la cité. Des équipes allaient sur le bord du fleuve tirant des charrettes chargées de tonneaux, et l’on emplissait ces tonneaux d’eau qu’on allait ensuite vider dans les puits, toutes les fontaines, toutes les citernes au cas où la ville aurait à supporter un long siège, et aussi pour combattre les incendies que le bombardement des Américains pourraient allumer. Tout le monde travaillait avec la plus belle ardeur, et du train que la besogne avançait, on pouvait avoir l’espoir que le lendemain Montréal serait prête à recevoir le choc ennemi.

Parmi les femmes qui se trouvaient à la Porte Sainte-Marie, on reconnaissait de suite au ton de sa voix retentissante la mère Ledoux. Elle était là avec son homme. Celui-ci clouait des madriers en travers de la Porte. C’était sa dernière besogne, car toutes les portes de la ville se trouvaient à présent solidement barrées. La Porte du Marché avait reçu une application particulière, et par surcroît on y avait installé une grosse pièce de canon.

— Eh bien ! comme ça va là, disait la mère Ledoux avec contentement, c’est bien douteux que les Américains nous prennent. Hein ! Lambruche, qu’est-ce que tu en dis ?

— Oh ! moi, Mame Ledoux, ça m’est égal.