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LA PRISE DE MONTRÉAL

C’était un petit salon tendu de rose, placé entre la serre et la rotonde, et l’unique croisée qui l’éclairait, le jour, ouvrait sur le jardin. Tout l’arrangement de la pièce était d’un goût parfait. Au centre, sous un beau lustre en argent, se trouvait un divan, sur lequel Lady Sylvia venait de faire asseoir Maurice. Elle-même s’était assise à côté, tout près de lui, si près qu’il sentait la chaleur de son corps de nymphe, qu’il s’enivrait des parfums de sa personne. Et devant eux se trouvait la croisée, haute et large, dont les rideaux avaient été écartés. Mais ce détail avait passé inaperçu aux yeux de Maurice. Car Maurice ne voyait plus que la déesse qui l’enveloppait de ses charmes, il ne regardait qu’elle…

Elle lui disait en pressant une de ses mains entre les siennes :

— Vous n’aviez donc pas deviné que je vous aime depuis longtemps ?

Et Maurice, grisé à la fin, n’entendait rien que cette voix qui lui semblait celle d’un ange. Une pendule avait sonné onze heures, et il ne l’avait pas entendue. Son esprit était captivé, il ne s’appartenait plus, et à moins d’un effort surhumain, à moins de percevoir tout à coup le danger qui s’ouvrait sous ses pas, il serait tout à fait perdu…

— Maurice, disait la sirène en penchant sa tête admirable contre celle du jeune homme, je n’ai jamais aimé dans ma vie… vous avez été mon premier amour, vous serez mon dernier amour !…

Lui ne bougeait pas… il souriait… la dévorait du regard… il semblait attendre ou que les lèvres de Lady Sylvia vinssent se coller contre ses lèvres, ou que, soudain, elle lui plongeât dans le cœur la lame de son stylet…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au moment où onze heures sonnaient, une jeune fille enveloppée dans un ample manteau de couleur sombre pénétrait à pas feutrés dans le jardin de Lady Sylvia et venait s’arrêter sous la fenêtre du salon. C’était Mirabelle. Contre le mur se trouvait une pierre. La jeune fille monta sur la pierre et ses yeux purent voir nettement Maurice, ivre et souriant, avec Lady Sylvia dont le visage touchait presque celui du jeune homme.

Mirabelle chancela et sauta en bas de la pierre. Un gémissement étouffé avait légèrement troublé le silence du jardin. Pourtant, elle n’avait jeté qu’un rapide coup d’œil… Mais elle ne voulut pas en voir davantage. C’était assez… c’était trop !

Rapidement elle ramassa son jupon et les pans de son manteau et prit sa course hors du jardin, gémissant :

— Le lâche !… Le traître !…

Et elle courait vers sa demeure, le cœur agonisant… Elle courait en zigzaguant, en titubant… tantôt elle butait… tantôt elle paraissait s’abattre soudain sur la rue… Mais elle retrouvait l’équilibre.

Tout à coup un homme se trouva sur son chemin… c’était Cardel.

— Ah ! vous devant moi ! s’écria-t-elle avec furie. Ôtez-vous, misérable ! Ne m’avez-vous pas fait assez de mal !

Et soudain, faisant volte-face, elle reprit sa course vers la cité sans que Cardel songeât à la poursuivre.

Elle courait plus fort, plus sûrement, et l’on eût dit qu’elle avait retrouvé des forces nouvelles. Après l’accalmie, de nouveau le vent s’élevait avec violence. Vers dix heures, il était tombé une mince couche de neige, et le vent maintenant balayait cette neige et l’emportait en tourbillons. De nouveau aussi le tumulte reprenait par la cité. D’immenses clameurs montaient de tous les points. Au loin les Américains avaient rallumé leurs feux de bivouac, et la nuit en était faiblement éclairée. Mirabelle croisait du peuple qui criait, gesticulait. Elle croyait entendre des accents de colère, des imprécations, des rugissements. Des cavaliers passaient en tous sens et à toute allure. Clameurs, claquements des sabots des chevaux, rugissements de la bourrasque, tout s’entremêlait étrangement. La flamme des réverbères vacillait sous les coups de vent, puis elle s’éteignit. Les rues devenaient si noires qu’on n’y avançait qu’à tâtons presque. Et dans cette noirceur, Mirabelle se heurtait à des silhouettes humaines qu’elle ne pouvait reconnaître. Elle était repoussée, rudoyée… Mais elle n’avait pas conscience de ce qui se passait. Elle se remettait à courir à l’aventure. Pourtant elle pouvait saisir des pleurs de femmes, des lamentations, des appels d’enfants apeurés, des cris de désespoir… Et c’étaient des portes qui