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LA PRISE DE MONTRÉAL

se rendre en compagnie de son père. En outre, l’émissaire était venu à diverses reprises chez M. Chauvremont pour tenter de conquérir ce dernier aux idées américaines. La beauté de Mirabelle l’avait frappé, et se reconnaissant de grands avantages physiques, il avait espéré de gagner M. Chauvremont en gagnant la fille. Mais elle s’était de suite montrée d’un abord difficile, sans toutefois manquer aux bons usages, pour écarter les avances de Cardel qu’elle avait devinées. Mais celui-ci ayant voulu s’obstiner dans ses entreprises, Mirabelle l’avait alors mis à sa place de la belle façon.

— Vous savez, Monsieur, s’était-elle écriée avec sa fougue coutumière, que je suis fiancée à Monsieur D’Aubières, et je trouve étrange et offensante votre persistance à m’offrir vos hommages qui recèlent des desseins que je réprouve. Si vous voulez que je continue à vous traiter avec courtoisie, cessez donc de m’importuner !

Cardel avait reçu son coup de grâce. L’apostrophe avait été si rude et l’humiliation qu’il en avait ressentie l’avait tellement mortifié, qu’il n’avait pas osé recommencer ses manèges. Mais intelligent et rusé, il n’avait rien laissé voir de ses sentiments intérieurs, et il avait continué de se montrer près de la jeune fille avec la meilleure déférence et la plus parfaite discrétion. Cette conduite du jeune Français lui avait fait reprendre un peu d’estime dans l’esprit de Mirabelle. Mais si Cardel se montrait sous de si belles couleurs c’était pour se venger de quelque façon. Sa meilleure vengeance contre la fille de M. Chauvremont serait de frapper D’Aubières qu’il jalousait. Pour accomplir ses desseins il avait trouvé dans Lady Sylvia une complice astucieuse, et mieux encore une associée diligente qui le seconderait de main sûre. Voilà comment nous avons vu ce soir-là Maurice D’Aubières tombé dans un piège tendu par les deux complices. Et Cardel, tout en remplissant avec zèle l’objet de sa mission dans la cité, accomplissait ses projets de vengeance dont il voyait enfin avec plaisir arriver le terme. Donc, ce soir il allait frapper Mirabelle comme celle-ci l’avait frappé, et frapper terriblement.

— Mademoiselle, commença le rusé personnage, je ne suis pas venu vous entretenir des différends qui nous séparent, puisque, à l’heure qu’il est, je me suis rallié à votre parti.

— Vraiment ? s’écria joyeusement Mirabelle qui, néanmoins, conserva quelque méfiance dans la sincérité de son visiteur.

— Cela est si vrai que, anxieux et désireux que je suis de voir vos projets réussir — je devrais dire maintenant mes projets — je suis venu vous faire part de certaines craintes que j’entretiens sur la loyauté de quelques dirigeants du parti Royaliste.

Mirabelle fronça les sourcils, et sa physionomie ouverte s’inquiéta.

— Je me doute bien, sourit placidement Cardel en reprenant, que les informations que je vous apporte vont produire chez vous quelque étonnement. Il se peut que vous n’osiez me croire pour l’instant, mais je suis prêt à vous fournir les preuves que vous pourrez exiger.

— Monsieur, s’écria la jeune fille intriguée et très inquiète, venez au fait, je vous prie !

Lentement l’émissaire répondit :

— Je veux dire que Lady Sylvia dont je me suis séparé…

Mirabelle tressaillit violemment.

— Je veux dire, sourit Cardel, que l’un de vos lieutenants a déserté notre cause pour se joindre à celle de Lady Sylvia.

— Nommez ce lieutenant… fit Mirabelle avec effort.

— Lambruche !

La jeune fille sursauta. Pâle, tremblante, elle demeura un moment silencieuse, dardant sur son visiteur des yeux pleins d’un feu ardent. Puis, d’une voix indistincte, tant l’émotion paraissait l’étouffer :

— Vous avez dit Lambruche… Pouvez-vous jurer que Lambruche nous déserte ?

— Je le jure, Mademoiselle, répliqua fortement Cardel et avec un air de sincérité dont Mirabelle fut la dupe. Vous saviez comme moi, Mademoiselle, que ce Lambruche était assez indifférent, et qu’il lui importait peu de combattre pour un parti ou pour l’autre. S’il s’est mis dans le mouvement royaliste c’est pour la raison que, très attaché à M. D’Aubières, il a voulu la seconder…

— Oui… mais Monsieur D’Aubières… fit Mirabelle.

— Pardon, Mademoiselle, si j’ose vous causer quelque déception et souffrance ; car j’ajoute que Monsieur D’Aubières