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LA PRISE DE MONTRÉAL

des autres habitations. Un grand jardin la précédait, et un parc s’étendait, à l’arrière, jusqu’au chemin de ronde qui longeait les murs de la ville. Jardin et parc étaient entourés par un haut mur de pierre. Le tout ressemblait à un lieu de retraite, et la forme basse et massive de la maison, ses petites fenêtres étroites, le silence et la solitude qui y régnaient toujours donnaient à cette habitation un aspect monastique. Quatre personnes seulement habitaient la maison : M. Chauvremont, sa fille et deux serviteurs.

La maison n’avait ni vestiaire ni vestibule, de sorte qu’en y pénétrant on se trouvait dans une spacieuse salle qui, ce soir-là, était éclairée seulement par les hautes flammes d’une cheminée. Mirabelle, en entrant, aperçut un vieillard assis sur un fauteuil, les pieds tendus vers les chenets, seul et absorbé dans ses pensées. Elle courut à lui, disant :

— Ah ! mon père, je vous retrouve seul, pensif et mélancolique… Vous vous êtes peut-être un peu trop inquiété à mon sujet !

— Comment pourrais-je ne pas m’inquiéter à ton sujet ? sourit le vieillard. Je te connais et je crains toujours que tu fasses quelque imprudence !

— Soyez rassuré, mon père, je suis toujours prudente ! En même temps, elle posait pieusement ses lèvres sur le front pâle de M. Chauvremont. Vous savez bien, reprit-elle, avec une douce affection, que je vous vénère et vous aime trop pour commettre des imprudences ou m’exposer à des dangers. On me connaît d’ailleurs, le peuple m’aime comme je l’aime, et nul, soyez-en sûr, n’oserait ou ne voudrait me faire du mal.

— Mais nos ennemis… les oublies-tu ?

— Eux… fit la jeune fille avec dédain, ils ne sont pas à craindre ! Ils ne sont plus à craindre, père, ajouta-t-elle avec un sourire énigmatique.

— Que veux-tu dire, Mirabelle ?

Elle poussa une sorte de tabouret près du fauteuil, jeta dessus son manteau, s’y assit, et, appuyant ses bras sur les genoux du vieillard, souriante, heureuse, elle répondit :

— Je veux vous dire d’abord que Maurice et notre comité ont résolu de s’opposer à l’approche des Américains.

— Ah ! c’est peut-être ce qui m’explique toutes ces lointaines clameurs que j’entendais ce soir et qui me paraissaient joyeuses ?

— Oui père. Et toute la cité se réjouit encore… sauf Lady Sylvia et ses partisans, ajouta ironiquement la jeune fille, dont j’aimerais bien à voir la mine dépitée.

— Tu es donc contente ?

— Heureuse et fière, père.

— Je le suis aussi, Mirabelle, sourit longuement M. Chauvremont. Ah ! j’avais tant redouté que Maurice ne se laissât tromper par nos adversaires et ne passât dans leur camp. Car le peuple l’eut suivi…

— Oh ! moi je n’ai jamais douté de Maurice, s’écria la jeune fille avec conviction. Mais je n’ai pas toujours espéré dans le succès de sa tâche, celle de conquérir à nos projets tous les partisans de la ville. Quand une masse de peuple s’est engagée dans une pente quelconque, il n’est pas aisé de l’arrêter. Une grande partie de notre population ouvrière était presque gagnée à la cause des Indépendants, et il s’en fallut de bien peu que la victoire nous échappât.

— Que s’est-il donc passé ?

— Lady Sylvia et Cardel avaient réussi à soudoyer un groupe d’ouvriers ; heureusement, à notre tour, nous avons pu les rallier à nous.

— Tu ne me dis pas si Maurice a pu se procurer les armes qui nous manquaient ?

— Ces armes, nous les avons, père. Ah ! se mit à rire doucement la jeune fille, si vous saviez le splendide tour que Lambruche a joué à nos adversaires, grâce à un hasard, je devrais dire à la divine Providence.

— Ah ! Lambruche… bon Lambruche ! s’écria M. Chauvremont. Conte-moi cette histoire, Mirabelle !

— Maurice savait que Lady Sylvia possédait dans son entrepôt de la rue Saint-Paul huit cents fusils et une forte quantité de munitions de guerre. Ayant réuni des ouvriers et des miliciens, il les conduisit sur la rue Saint-Paul pour enlever ces fusils et munitions. Mais grande fut la déception lorsqu’on découvrit que les caves avaient été vidées.

— Oh ! oh !

— Ce n’était pas seulement une déception, mais tous nos plans ruinés du coup, puisqu’on se trouvait presque sans armes.