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LA PRISE DE MONTRÉAL

— Il n’a pas fui, Madame, répliqua tranquillement D’Aubières, il est allé au secours de Québec.

— Mettons que vous avez raison de ce côté. Vous prétendez aussi que vous avez sous vos ordres neuf cents miliciens, mais vous semblez ignorer que les Américains sont au nombre de deux mille déjà et que d’autres régiments s’approchent par le lac Champlain. Que gagnerez-vous contre de telles forces ? Une chose certaine, les Américains sont décidés à pousser à toutes les extrémités, ils réduiront la ville en cendres et poussière et vous et les vôtres tomberez infailliblement ou sous les balles ou au pouvoir des vainqueurs. Si c’est là le but vers lequel vous marchez, monsieur, avouez que ce n’est pas travailler pour le bien de son pays, ou bien je ne m’y connais point !

— Madame, sourit le jeune homme, j’aurais mauvaise grâce à nier la valeur de vos arguments, et il est bien possible que tout arrive comme vous le dites. Mais moi, en mon âme et conscience, je pense que les Américains seront incapables de réduire notre ville en poussière, parce que dès demain matin nous les attaquerons dans leurs retranchements à la Longue-Pointe.

— Ah ! vous voulez donc vous y faire battre une deuxième fois ?

— Non, car la première fois nous ne nous étions pas préparés pour une offensive ; demain nous le serons !

— Alors, tandis que vous courrez à la Longue-Pointe, Monsieur Montgomery viendra prendre la ville par ici !…

D’un geste, elle indiquait le point des fortifications sur le fleuve.

— N’oubliez pas, madame, répliqua D’Aubières avec assurance, que nous aurons culbuté les Américains à la Longue-Pointe, avant que ne vienne à nos portes Monsieur Montgomery.

— Je comprends, sourit moqueusement la jeune femme que vous escomptez beaucoup plus des chances de la bataille, que vous ne comptez que sur la tactique du combat et le nombre de vos forces.

— Madame, quand on défend son pays et son foyer, on compte beaucoup sur son cœur et son courage.

— Je ne savais pas que vous étiez sentimental, monsieur Maurice, sourit dédaigneusement la belle veuve.

— Je suis de cette race qui n’a point honte de sonder son cœur, car c’est du cœur, madame, qu’est sortie toute la force de cette race qui est la race française.

— Vous n’êtes qu’un rejeton lointain de la race, Monsieur D’Aubières.

— Un rejeton qui brûle d’un même feu, Madame ! Voyez tous ces Canadiens, il y en a près de quatre-vingt mille, et tous encore sont animés par l’âme vibrante de la France !

— Mais tous ne marchent pas sur vos pas…

— Oh ! Madame, vous savez bien qu’il y a des déserteurs et des traîtres partout ! Est-ce que l’Angleterre… la chevaleresque Angleterre, en est exempte ?

À ce trait direct la jeune femme rougit violemment et une flamme d’indignation éclata au fond de ses prunelles bleues. Peut-être allait-elle essayer de relever le trait, quand Cardel s’approcha, hautain et dominateur.

— Monsieur D’Aubières, annonça-t-il sur un ton défiant, nous avons décidé pour éviter la destruction de la propriété, d’ouvrir les portes de la cité aux Américains. Voici à ce sujet la proclamation de Monsieur Montgomery, voulez-vous la lire ?

— Non, merci. Du moment que j’ai votre décision, je ne désire plus rien. Adieu, monsieur !

D’Aubières pivota sur ses talons et se dirigea vers la porte.

Lady Sylvia le retint un moment.

— Monsieur D’Aubières, murmura-t-elle avec un sourire ensorcelant, vous m’intéressez au plus haut point. Nous avons commencé un entretien qu’il me plairait de poursuivre avec vous dans l’intimité. Si ce soir…

— Madame, interrompit un peu rudement D’Aubières, ce soir, c’est la veillée des armes… quand nous serons vainqueurs… lorsque nous aurons repoussé et chassé les envahisseurs de mon pays !

Et, s’inclinant avec une parfaite aisance, il se retira.

Pourtant, avant de disparaître dans le passage obscur, il s’arrêta sur le seuil de la porte, se retourna vers ses adversaires et prononça avec un accent résolu :

— Messieurs, s’il est vrai que vous avez décidé de livrer la ville en ouvrant les por-