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LA PRISE DE MONTRÉAL

moment où s’ouvre notre récit, M. D’Aubières est en France avec sa femme. Maurice a commencé à diriger les affaires paternelles, et son nom hautement estimé, sa situation et sa fortune, sans parler de son patriotisme, l’ont de suite placé au rang d’un chef. Depuis cinq ans d’ailleurs le jeune homme s’exerce dans la politique et se mêle activement aux choses publiques, et depuis ces cinq années le peuple aimait à le regarder comme l’un des futurs dirigeants de la race.

Lorsque le vent de sympathie venu des frontières américaines avait soufflé sur le peuple canadien et commencé à semer la défection, Maurice D’Aubières avait voulu arrêter le mal à ses premiers symptômes, et il avait formé la société dite « des jeunes royalistes », société qui enrégimentait la jeunesse anglaise et canadienne, des villes et des campagnes. La jeunesse anglaise, pervertie par la propagande américaine, s’était peu à peu détachée de la société des jeunes Royalistes pour joindre le parti opposé dit « Les Indépendants » qui avait pris naissance sous la direction du grand marchand Lymburner, de Québec. Bientôt la société des jeunes Royalistes, qu’appuyait fortement le gouverneur Carleton, ne comptait plus que des Canadiens. Il s’en était donc suivi une âpre rivalité qui des amis d’hier avait fait des ennemis acharnés. Enfin, lorsque l’invasion américaine avait menacé les frontières, la scission s’était accentuée entre Anglais et Canadiens et ceux-ci avaient proclamé Maurice D’Aubières comme leur chef suprême.

D’Aubières avait toutes les qualités nécessaires pour tenir avec honneur le rang où l’avait élevé le peuple canadien. Ce qui le distinguait surtout, c’étaient son énergie et son audace. Son nom et sa valeur avaient rapidement couru toute l’Amérique du Nord, et il était redouté autant des ennemis de l’extérieur que ceux de l’intérieur du pays.

Il était en outre parmi les jeunes bourgeois de cette époque héroïque, — trop peu nombreux, hélas — l’un de ceux et, peut-être mieux, celui qui aimait le plus son pays, le Canada. Dès l’âge de vingt-cinq ans, il s’était mis à cimenter l’adhésion des Canadiens au régime anglais et parvenait à convaincre ses compatriotes que jamais les Américains ne sauraient leur assurer un régime plus favorable à leurs aspirations nationales que le régime garanti par l’Angleterre. Il est vrai que celle-ci, ou plutôt, pour être plus juste, ses représentants au Canada n’observaient pas toujours l’esprit et la lettre de ces garanties, mais D’Aubières croyait qu’avec un peu de temps, de patience et d’énergie, l’on finirait par faire respecter entièrement les droits et privilèges de la race, droits et privilèges qu’une bande de fanatiques et de mannequins à prébendes essayait de faire rayer du code des lois canadiennes. D’Aubières mettait encore ses concitoyens en garde contre les promesses si alléchantes des Américains qui, affirmait-il, comme révolutionnaires, étaient capables de donner des garanties de paix et de prospérité aux Canadiens, pas plus qu’ils ne pouvaient accorder des garanties de respect des croyances religieuses, puisque dans leurs propres états ils dénonçaient ces croyances et exprimaient ouvertement des principes de morale contraires aux principes des Canadiens.

Sa parole facile, claire, ardente, l’amour profond qu’il avait de son pays, la sincérité de ses actes comme de ses pensées, sa position sociale, sa belle mine, son énergie, son audace, tout cela en avait fait un héros populaire. Et à l’heure où les troupes américaines stationnaient presque sous les murs de la cité, le peuple canadien mettait sa confiance en son héros. Mais D’Aubières ne pouvait devenir chef et héros sans susciter des haines, et il s’était fait, sans le vouloir, un ennemi terrible dans le parti des Indépendants. Cet ennemi était, comme lui, un jeune homme fort bien doué. Ce jeune homme, dont on ignorait l’exacte origine, était français et portait le nom de Louis Cardel ; mais on savait qu’il était un émissaire de Montgomery et du Congrès de Philadelphie.

Ce Cardel était venu à Montréal au printemps de cette même année 1775, et de suite il avait entrepris une active propagande auprès des Canadiens pour les convaincre de la réalité des avantages que leur offrirait le régime des Américains. Il ajoutait ouvertement que ces derniers désiraient faire la conquête du Canada pour l’unir à leurs provinces de l’Atlantique et faire de toute l’Amérique du Nord un empire qui ferait l’envie du monde entier. Il affirmait que les Canadiens demeureraient les maî-