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LA MÉTISSE

chose curieuse à noter : nos Anglo-Saxons du Canada et d’Angleterre, qui se targuaient tant et tant de culture et de civilisation, usaient des mêmes procédés et tactiques que les Anglo-Saxons des États-Unis avaient employés auprès de leurs nègres et mulâtres ! des Métis ils voulaient faire une immense cohorte d’esclaves ! Malheureusement, parmi ces Métis il s’en est trouvé quelques-uns qu’on parvint à anglomaniser. À ceux-là on daigna faire petite attention sur le coup, mais ce fut pour mieux les mépriser plus tard. Renégats, ils disparurent bientôt du souvenir d’une race trop franchement canadienne, trop française, trop catholique pour se laisser anglober : la race métisse devait conserver intacte sa foi religieuse, entier son groupement ethnique. N’avait-elle pas eu, d’ailleurs, le meilleur exemple en 1837-38 des Canadiens de la province de Québec ? La race métisse revendiqua donc ses droits et les défendit courageusement. Cet acte de noblesse excita encore la haine et la férocité. Le chef principal de la race métisse, Louis Riel, fut jeté à l’échafaud pour expier, martyr, l’affreux crime d’avoir soutenu et défendu des principes de liberté et de nationalisme.

* * *

La ferme de MacSon se trouvait située dans un arrondissement mi-anglais et mi-français. Ses premiers voisins étaient des fermiers de langue française et de foi catholique. Sans que cet entourage immédiat ne diminuât en rien ses sentiments antipathiques et haineux, il s’aperçut un jour qu’il parlait, par extraordinaire, la langue de ses voisins. Certes, cela s’était fait à son insu et par un voisinage fréquent dont il ne s’était pas défié. Oui. MacSon parlait la langue d’une race qu’il exécrait tant !

À cette époque de notre récit, Malcom MacSon approchait la cinquantaine. Avec ses six pieds de hauteur, son encolure de bœuf, sa force herculéenne dont il aimait à se glorifier et à faire montre, l’Écossais présentait un colosse redoutable. Aussi craignait-on de lui marcher sur les pieds. On connaissait son caractère bouillant, sa colère prompte, ses coups formidables, et on le respectait. Sa tête, à elle seule suffisait pour inspirer la peur. Un crâne planté de cheveux roux, courts, rudes ; le front bas, toujours plissé ; des petits yeux bleus, sournois, méchants, à demi cachés sous des sourcils broussailleux ; des joues couleur de brique, très gonflées ; un nez long, gros, rouge ; de fortes moustaches rousses aux pointes très longues et très tombantes sur une bouche aux lèvres épaisses. Face dure, toujours fermée, rarement réjouie par un sourire de bonhomie. Il ne souriait ou riait que dans la plus forte colère ; cette colère alors devenait dangereuse. Opposément au Russe aux colères blanches MacSon avait des colères rouges… des colères rieuses.

Après la mort de son père, vers l’âge de vingt-deux ans, il épousa une anglaise de l’Ontario de laquelle il eut une fille, Esther. Devenu veuf un an après la naissance d’Esther, il vécut ainsi jusqu’à la mort de sa vieille mère, c’est-à-dire neuf années après la venue au monde de sa fille. Alors il convola en secondes noces avec une Irlandaise. Il brutalisa tellement cette dernière, qu’elle mourut en moins d’une année sans lui laisser d’enfant. Il se remaria une troisième fois quelques années plus tard. Et sa troisième femme fut une française dont il eut France et Joubert, surnoms auxquels il s’était fort opposé. Mais la française avait tenu à donner à sa fille le si doux et si suave nom de France, comme elle avait donné à son fils le nom glorieux de Joubert. Et lorsqu’elle mourut deux ans après la naissance de France des misères que lui avait fait subir l’hercule écossais, ce fut les regards tournés vers sa patrie aimée, et en priant Dieu de conserver français et catholiques les deux petits qu’elle avait pressés avec passion sur son sein malade. Dieu avait entendu la prière de cette malheureuse.

MacSon, en ce monde, ne semblait avoir qu’une affection : sa fille, Esther. Et encore cette affection était-elle incertaine. Également il eût affectionné France et Joubert, mais leurs noms seuls effaçaient, eût-on dit, dans le cœur de cet homme tout amour et toute tendresse paternelle. Quant à l’autre, Esther, c’était, différent : elle était une écossaise vraie, pure, ne professant à l’exemple de son père, nulle religion, n’ayant nulle croyance en un dieu quelconque. C’est peut-être pour cette raison que MacSon avait toujours traité cette jeune fille en demoiselle. Pour lui éviter tout travail, il avait pris à son service une domestique. Mais les servantes étant rares à cette époque, et n’ayant pu trouver une fille de langue anglaise et de religion autre que le catholicisme, MacSon avait été forcé de prendre la première venue : Héraldine Lecours.

Ô bonne ironie !… la servante de l’orangiste écossais, la gouvernante de ses deux enfants était une métisse française et, ô plus sublime ironie ! une catholique ardente !

Mais aussi la pauvre fille allait-elle durement souffrir pour demeurer ce que Dieu l’avait faite !


VI


Aussitôt après la sortie du fermier, le petit Joubert quitte la table et va se pendre au cou de la Métisse. Il a deviné une rude peine sur les traits cuivrés de sa maman adoptive ; il a cru voir trembler une larme furtive sous les cils noirs et longs qui se sont abaissés ; et, capable de comprendre que cette femme qui l’aime n’a commis aucune faute — un simple accident — il veut, dirait-on, effacer cette peine que vient de faire méchantement à cette douce créature le fermier brutal… son père ! Il entoure de ses deux petits bras le cou d’Héraldine, et sur les lèvres sèches, blêmes, il presse avec ardeur, avec amour, ses deux petites lèvres rouges et humides.

— L’Écossais fait toujours de la peine à Didine… murmure l’enfant d’une voix chagrinée.

Héraldine le serre sur son sein gonflé, sourit, et lui chuchote à l’oreille :

— Ne dis pas ce mot, petit… Il faut dire : papa. Oui, c’est vrai, ton papa a fait de la peine à ta maman Didine.

— Mais il est méchant, papa… Pourquoi, veux-tu dire à Joubert, que des gens l’appellent l’Écossais ?