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LA MÉTISSE

un murmure craintif prononçaient ces seuls mots :

— Maman Didine !

Elle, alors, les enlevait dans ses bras, et, avec une volupté âpre, elle les embrassait longuement. L’inquiétude qu’elle devinait au cœur des deux enfants lui mettait de la peur dans l’âme. Quel nouveau drame… quel autre malheur pouvait frapper ces êtres ! Dans l’air qu’elle respirait il semblait à Héraldine qu’il y avait encore une odeur de mort ! Un suaire flottait, invisible, dont les pans battaient quelquefois à ses oreilles ! Le silence de MacSon, à force d’être long, devenait sinistre, et sur les épaules de la Métisse ce silence pesait comme un manteau chargé de pierre ! Et sa peur peu à peu devenait une nouvelle épouvante !

Oh ! pour elle-même elle ne redoutait rien… mais c’étaient les petits ! Que pouvait-il leur arriver ? Tant qu’elle serait là, Héraldine veillerait sur eux, sans cesse, elle ne les quitterait pas une minute ! Avec l’employé que lui avait trouvé François Lorrain, la pauvre fille n’avait plus à s’occuper des bestiaux… et elle demeurait avec ses petits toujours. La nuit, elle verrouillait sa porte, et, pour plus de sûreté, elle plaçait un meuble contre cette porte : et encore ne dormait-elle que d’un œil. Mais, heureusement, rien ne survint pour justifier ses pressentiments ou ses craintes.

Le quatrième jour qui suivit l’enterrement du cadavre de sa fille, MacSon sortit de sa chambre de grand matin, attela et s’en alla à Bremner. On était au milieu de novembre, et ce jour-là la neige tomba.

Il neigea tout le jour, et la neige eut ce pouvoir de rendre à France et à Joubert leurs joies d’avant. Ils battirent des mains, et durant tout ce jour ils demeurèrent le front aux vitres d’une fenêtre, regardant les gros flocons blancs tomber et couvrir le sol d’une nappe immaculée. Car, pour les enfants, chaque flocon de neige en se posant sur le sol écrit un poème merveilleux. Pour eux la neige représente bien des plaisirs : glissoires, bonhommes de neige, rond de glace vive sur laquelle silencieusement glisse le patin, boules blanches qu’on se jette, traîneau qui passe doucement sur la route au son joyeux des grelots sonores que secoue l’attelage… France et Joubert, en ce jour blanc, se rappelaient encore avec ivresse les plaisirs de l’hiver d’avant ; et chaque fois qu’Héraldine les approchait, Joubert disait :

— Demain, Didine, je promènerai France sur mon petit traîneau, n’est-ce pas ?

— Oui, Joubert, demain, s’il fait beau !

France riait battant des mains.

À la nuit tombante, MacSon revint du village. En descendant de sa voiture il fit un faux mouvement et roula dans la neige. L’employé alla à son aide et le releva. MacSon pénétra dans la maison en titubant, flageolant, mâchonnant des paroles incohérentes, sa grosse tête dandelinant, un sourire stupide sur les lèvres. Il était ivre-mort presque. Héraldine le fit conduire à sa chambre afin d’éviter aux enfants ce spectacle pénible. MacSon s’affaissa sur son lit et s’endormit.

Tant que l’Écossais se trouvait dans cet état, sans force, Héraldine demeurait assez tranquille pour elle-même et pour les enfants. Mais d’un autre côté elle s’inquiétait de la dépense énorme que ces buveries devaient entraîner. MacSon avait vendu ses produits d’automne, mais pas un créancier n’avait été payé jusqu’à ce jour. Souvent on se présentait à la ferme pour réclamer son dû ; mais MacSon n’y était pas, et le créancier s’en retournait de très mauvaise humeur. Plus tard, des lettres menaçantes étaient venues. Héraldine elle-même n’avait pas été payée de son salaire depuis le mois de mai. L’employé nouveau réclamait son mois. Et si le fermier continuait de boire ainsi, qu’arriverait-il ?

Pendant dix jours MacSon vécut dans une ivresse complète, quittant la ferme le matin dès l’aube pour ne rentrer qu’à la nuit, ivre-mort toujours. Héraldine se désespérait, car elle commençait à manquer d’une foule de choses nécessaires à la vie.

Pouvait-elle parler, demander, exiger, quand le fermier n’avait pas sa raison ? C’était s’exposer inutilement à ses brutalités.

Un matin, l’employé, qui voulait à tout prix avoir ses gages du mois, guetta MacSon et lui demanda de l’argent. L’Écossais le toisa avec un regard méprisant et farouche, et répondit d’une voix creuse et enrouée :

— Viens au village avec moi.

Ils partirent tous deux.

Le soir de ce jour MacSon revint seul et un peu moins ivre : il avait congédié l’employé.


XXXVI


Pour la première fois depuis longtemps MacSon parut manger de bon appétit. Et ce soir-là sa figure n’était pas si renfrognée et si dure comme Héraldine l’avait vue tant de fois. À certains moments, elle put voir que le fermier lui jetait un coup d’œil à la dérobée, et elle pensa qu’il cherchait ou attendait l’opportunité d’entamer une conversation.

Elle fut bien tentée de dire quelque chose, mais chaque fois qu’elle voulait ouvrir la bouche sa gorge se serrait. Et le silence qui se prolongeait entre elle et lui commençait à devenir gênant. En haut, les enfants dormaient. Dehors, la nuit tranquille demeurait silencieuse.

MacSon demanda une tasse de café. Héraldine s’empressa de le servir.

Le fermier alors prononça ces paroles :

— Eh bien ! on sent un vide dans la maison quand les petits sont couchés !

— C’est vrai, soupira Héraldine.

Elle pouvait ajouter : « Surtout depuis la mort d’Esther ». Elle ne l’osa pas. D’autant moins que MacSon semblait avoir oublié déjà sa fille.

Toutefois, le silence était rompu, et ce fut MacSon qui, le premier, en profita.

— Héraldine, il va falloir penser à mettre les affaires en ordre. Je sais bien que je me suis un peu dérangé ; mais tu dois comprendre qu’après tant d’accidents on n’a pas la cervelle à sa place. Je pense que j’ai été un peu fou. Mais ça va revenir comme c’était.

— Oui, ça vaudra mieux, monsieur MacSon. Je pense qu’il faut oublier le passé.

— T’as raison, Héraldine. Ah ! je voudrais bien être fait comme toi ! Si encore j’avais une femme qui pût me comprendre, il y aurait moyen encore de vivre passablement heureux. Mais voilà…