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LA MÉTISSE

depuis deux jours, ils étouffaient leurs rires jeunes, parlaient à voix très basse, marchaient sur la pointe des pieds. Lorsque, par accident, un jouet, en tombant, faisait du bruit, de suite les deux petits jetaient un regard inquiet vers la chambre d’Esther.

France disait :

— Joubert, fais donc attention, il ne faut pas faire de bruit… Didine l’a dit !

Joubert répliquait, peiné :

— C’est ma voiture qui a culbuté, et c’est la faute à ce vieux cheval-là qui ne tient pas debout. Et parmi divers jouets, le petit bonhomme indiquait un cheval de bois, peinturluré de blanc et de noir, qu’il attelait à un petit chariot. Mais tu vas voir, France, poursuivait-il, que je vais le dompter de la bonne façon.

Et alors, avec une petite colère toute rouge, il saisissait un fouet et frappait la bête insensible à tour de bras.

— Tiens ! attrape, bourriquet ! Ça t’apprendra à te tenir debout et à ne pas renverser ma voiture !

France étouffait un rire mutin pour se remettre à la toilette de ses poupées.

Esther fut très surprise de voir François Lorrain, mais en même temps elle parut éprouver une grande joie. Ses lèvres esquissèrent un sourire doux et triste, et ses grands yeux bleu de ciel s’illuminèrent.

— Tu parais beaucoup mieux, dit Héraldine, et je pense que tu seras bientôt remise de cette indisposition.

Esther ne répondit pas, elle paraissait gênée devant François Lorrain qui la considérait avec pitié. Mais son sourire s’amplifia.

François, alors, prit la parole.

— Mademoiselle Esther, je suis venu vous demander un éclaircissement. Ce n’est pas par simple curiosité, comme vous le comprendrez tantôt ; mais ce sont des circonstances très graves qui commandent. Voulez-vous avoir confiance en moi ?

Le ton grave, mesuré, du Français parut faire une profonde impression sur la jeune fille. Elle perdit son sourire, ferma ses yeux, et elle murmura de ses lèvres décolorées et séchées par la fièvre :

— J’ai confiance en vous.

— Merci, répondit François, Comme ça nous pourrons nous comprendre. Mais remarquez, avant tout, que je ne désire nullement vous arracher un secret, mais simplement les motifs qui vous ont amenée chez moi l’autre nuit. Car il a fallu que ces motifs fussent bien puissants pour que vous ayez joué votre santé et votre vie.

Ces paroles parurent raviver chez la jeune fille des souvenirs cruels. Sa figure se crispa comme sous l’acuité d’une souffrance intérieure que nul œil humain n’aurait pu diagnostiquer. Ses yeux lourds et ternes s’attachèrent aux regards dévorants d’Héraldine, et dans ces yeux-là la Métisse crut lire ces mots :

— Dois-je parler ou me taire ?

Héraldine, sachant toutes les circonstances du drame auquel Esther avait été mêlée, et pressentant que de funestes conséquences pouvaient résulter de ce même drame à cause de certaines lacunes mystérieuses qu’il importait de combler et d’éclaircir, répondit :

— Esther, je pense, comme François, qu’il est important que nous sachions toute la vérité.

La malade ébaucha un pâle sourire et son esprit tourmenté parut se tranquilliser. Puis, s’étant recueillie un moment, elle parla lentement, à voix très basse et sans regarder ceux qui l’écoutaient, comme si elle s’était mise à lire les pages d’un livre invisible. Elle raconta la trame qu’elle avait surprise entre Hansen et son père, c’est-à-dire le projet d’incendie et de mort prémédité contre les Lorrain, puis sa course affolée vers la ferme de François. Elle parla de son retour à la ferme de son père, de la voiture rencontrée sur la route, des trois coups de feu entendus…

Très ému. François interrompit la jeune fille :

— Savez-vous, Esther, qui a tiré les trois coups de feu ?

— Non… balbutia Esther.

— C’est moi, Esther.

— Vous ? Dans cette interrogation il n’y avait pourtant nulle surprise.

— Puisque vous m’aviez prévenu d’un danger, Esther, je me suis mis en garde. Aussi, un accident est arrivé…

— Lequel ?

— J’ai tué Hansen.

Esther poussa un cri rauque, se dressa à demi et regarda François avec des yeux dans lesquels se lisaient l’épouvante et l’horreur. Puis elle bégaya :

— Hansen… tué…

Et retomba sur l’oreiller, frissonnante.

— Oui, reprit François à voix basse, j’ai tué Hansen, parce qu’on l’a ramassé mourant sur la route le matin de cette nuit terrible.

Esther râlait, et ses doigts crispés serraient avec force les couvertures de son lit, comme si elle eût cherché à se retenir au bord d’un précipice quelconque vers lequel elle glissait.

Droite et immobile au chevet de la malade, Héraldine demeurait silencieuse laissant flotter sur la jeune fille un regard plein d’immense pitié.

Mais peu à peu la malade reprit son calme et elle demanda à boire.

La Métisse s’empressa, et bientôt Esther reposa tranquille et presque souriante.

— Mademoiselle Esther, il me reste encore une chose pénible à vous apprendre : mais l’événement, comme vous le comprendrez, n’est pas aussi grave qu’on pourrait le penser. Hansen est mort, et nous ne doutons pas que l’une de mes balles est cause de sa mort. Et, pourtant, ce n’est pas moi qu’on accuse de ce meurtre, c’est votre père qu’on accuse, Esther.

— Mon père ! murmura Esther terrifiée. Mais cela ne se peut pas !

— Je le sais bien, et il y a là un mystère que nous ne pouvons réussir à percer. Et ce mystère, Hansen en est la cause : avant de mourir il a déclaré que votre père est son assassin.

— Mais c’est impossible ! s’écria Esther. Moi, je suis sûre à présent que papa n’a pas tué Hansen.

— J’ai comme vous la même assurance, Esther. Malheureusement, ceux qui ont assisté à la mort du Suédois ont été forcés de croire à la dernière parole d’un mourant, et votre père a été jugé par l’opinion publique le meurtrier de Hansen.