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LA MÉTISSE

Durant un quart d’heure Esther subit une angoisse mortelle. Elle demeure étendue sur son lit, sans un mouvement, les yeux grands ouverts, fixes, les bras en croix… On eût dit un cadavre qu’on vient de retirer de l’eau. Non, ce n’est pas un cadavre, car Esther vit encore ; mais elle n’ose bouger afin de pouvoir mieux saisir les bruits d’en bas.

Car elle a entendu une porte s’ouvrir et se refermer. Un pas lourd a retenti… un seul pas, et pas un murmure de voix, comme si une seule personne venait de pénétrer dans la maison. Puis le même pas pesant monte lentement l’escalier… Alors, la jeune fille se dresse d’un bond, et court à sa lampe qu’elle éteint. Et debout dans l’obscurité de sa chambre, haletante, Esther attend. Le pas s’est arrêté, une voix sourde demande :

— Es-tu couchée, Esther ?

C’est la voix de son père, et il semble à la jeune fille que l’accent de cette voix est très naturel.

— Oui, papa, répond-elle avec un effort violent.

— J’avais cru voir de la lumière dans ta chambre ?

— C’est vrai… j’avais oublié d’éteindre ma lampe. Avez-vous soupé ?

— Oui, répond la voix de MacSon. Je vais me coucher à présent.

Et le pas, toujours pesant du fermier s’éloigne.

Esther respire bruyamment.

Mais le pas s’arrête, et la voix de MacSon parle encore :

— Esther, Hansen est-il revenu ?

Cette question posée avec tant d’indifférence et de naturel agite le cerveau d’Esther. Elle croit, cette fois, vivre dans un rêve affreux.

— Je ne sais pas, répond-elle à tout hasard, sans savoir ce qu’elle dit.

Et les paroles suivantes de MacSon lui prouvent qu’elle fait un rêve prodigieux.

— Je l’ai vu au village. Il m’a dit qu’il reviendrait à la ferme de bonne heure.

— Non… je n’ai pas vu revenir Hansen, papa !

MacSon, sans mot dire cette fois, descend et s’enferme dans sa chambre.

Alors Esther est saisie d’une vision terrible : sa porte s’ouvre lentement… sur le seuil apparaît un homme tout couvert de boue et de sang… l’homme titube, ricane, menace… et dans cet homme Esther croit reconnaître Hansen !

Il semble à la jeune fille qu’elle pousse un cri formidable… Puis elle étend les bras, oscille, tombe à la renverse sur le travers de son lit.


XXIX


Un beau soleil embrasse de ses rayons lumineux la chambre d’Esther MacSon.

En bas des cris joyeux retentissent, des rires jeunes s’égrènent : ce sont France et Joubert qui, à cette heure matinale, — sept heures environ — prennent leurs premiers ébats.

Esther souleva sa tête lourde, et son regard terne se posa avec étonnement sur sa mante trempée, ses jupes mouillées, ses souliers vasés. Elle voulut se lever, mais elle n’en eut pas la force. Ses membres étaient engourdis, sa tête faisait horriblement mal, une fièvre ardente la brûlait. Pendant quelques minutes elle demeura inerte, et sa respiration difficile semblait un râle d’agonie. Un pli dur se creusait sur son front livide, comme si l’esprit se fût appliqué à résoudre un problème difficile. Esther voulait se souvenir, et sa mémoire demeurait récalcitrante. Que s’était-il passé ? Qu’avait-elle fait ? Peu à peu il se fit une éclaircie dans l’obscurité de son cerveau, et il lui sembla qu’elle avait marché dans la nuit, dans la boue, dans l’eau… Mais pourquoi ?… Était-ce donc toujours le même rêve qui se poursuivait ? Était-ce encore ce cauchemar inexorable dont elle ne pouvait se défaire ?

Toutefois, par le travail plus âpre de la pensée, par des efforts inouïs de la volonté, de cette volonté de savoir, elle finit par se rappeler lentement, les divers incidents de la nuit précédente. Et, bientôt, il lui fut possible d’entrevoir tout l’effrayant tableau avec netteté. Et elle se vit mêlée à un drame lugubre dont elle ne pouvait encore réunir tous les fils. Car elle se souvint des questions de son père sur Hansen, et, après, de la terrible et sinistre vision qu’elle avait eue. Elle se sentit enveloppée par les ombres d’un mystère insondable, et elle eut peur. Et cette peur la fit se raidir, se lever, marcher. Sa première préoccupation fut d’enlever ses vêtements mouillés et de les dissimuler, les enfouir quelque part. Mais elle n’eut pas la force de terminer sa besogne : elle fut prise tout à coup d’un étourdissement, elle voulut se cramponner à un meuble quelconque, ses mains ne rencontrèrent que du vide, et la jeune fille, ayant usé jusqu’à la dernière parcelle de ses forces, s’abattit lourdement sur le plancher de sa chambre.

Occupée aux préparatifs du déjeuner, Héraldine entendit cette chute d’un corps. Une vive inquiétude se peignit sur ses traits cuivrés, et, pour un moment, elle prêta l’oreille. Le silence demeurait à l’étage supérieur. Mue par un pressentiment, la Métisse monta vivement à la chambre d’Esther. Elle ne put retenir un cri d’effroi en découvrant le corps inerte de la jeune fille sur le plancher de sa chambre. Héraldine ne perdit pas la tête : elle souleva Esther et la déposa sur son lit. Ce mouvement ranima la jeune fille, qui reconnut la servante et sourit tristement.

— Je suis bien malade ! murmura-t-elle faiblement.

Héraldine le comprit bien que la pauvre enfant était malade, à voir la lividité de sa figure, le grelottement de son corps. Aussi voulut-elle donner ses soins immédiatement.

— Oui, Esther, tu es malade, et il faut te soigner. D’abord il faut t’envelopper soigneusement, car tu frissonnes. Ensuite je te préparerai un breuvage chaud qui ne manquera pas de te réconforter.

Et tout en parlant Héraldine enveloppait Esther dans des couvertes de laine qu’elle avait tirées d’un buffet. Cela fait, et avant de descendre pour aller préparer le breuvage, la servante voulut mettre un peu d’ordre dans la