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LA MÉTISSE

— Oui, pensa Esther, j’ai le temps de me rendre chez notre voisin avant eux… je mettrai François sur ses gardes… et sa mère, cette pauvre vieille innocente, qui ne ferait de mal à qui que ce soit !

Et alors, avec une fièvre d’anxiété, la jeune fille pénétra dans sa chambre et jeta à la hâte une mante sur ses épaules. Elle oublia de mettre un chapeau, l’habitude de sortir dehors à chaque instant nu-tête. L’instant d’après elle traversait la cuisine, ouvrait la porte et plongeait dans la nuit un regard craintif. Une accalmie venait de se produire : le vent était tombé et la pluie avait cessé. Mais la nuit était d’un noir d’encre.

Plus loin, en face d’elle une lueur partait des étables : c’était celle d’une lanterne.

Une lanterne !

C’était tout ce qu’il fallait à Esther. Elle courut à un placard. Une autre lanterne était là, elle la prit. Elle allait l’allumer, quand elle se ravisa. Une lumière, en sortant de la maison, pourrait la trahir !

— Non, se dit Esther, pas maintenant. Je l’allumerai sur la route, quand je serai certaine de ne pas attirer l’attention.

Et elle sortit, refermant la porte avec soin, marcha et avec toutes les précautions dans la noirceur de la cour, vers la route.


XXVII


Elle n’allait pas bien vite, dans la boue gluante, dans les ornières profondes. Elle voulait s’éloigner de plusieurs arpents avant d’allumer sa lanterne. Elle marcha ainsi durant dix minutes. Elle s’arrêta essoufflée. Avec les arbres qui bordaient la route, Esther se sentit sûre de ne pas être aperçue de la ferme, et elle se décida d’allumer la lanterne. Et alors, cette faible clarté lui fit voir un brouillard épais qui l’enveloppait. Elle n’avait rien à craindre. Elle reprit donc sa marche. Elle suivait le bord du chemin, évitant les mares d’eau, les ornières. Pendant près d’une heure elle alla ainsi, très inquiète, se retournant cent fois pour s’assurer qu’elle n’était pas suivie.

Enfin, pas bien loin, elle perçut les formes indécises de constructions quelconques. Elle soupira d’aise, hâta le pas, poussa une barrière et se trouva bientôt devant la maison sombre et silencieuse de François Lorrain.

À cette minute seulement elle éprouva une gêne, un trouble qu’elle n’avait pas encore ressenti.

Toute tremblante, elle se demanda :

— Que viens-je faire ici ?… Suis-je folle ?.

Ses pensées, tout à coup, se heurtaient dans son cerveau enfiévré, ses souvenirs demeuraient imprécis. Son cœur battait avec violence et ses regards vagues se fixaient sur la maison obscure. Et soudain cette pensée effleura son esprit : oui, comme c’était facile d’allumer un incendie et de s’enfuir ensuite dans le noir de la nuit !

Elle sentit à nouveau l’épouvante et l’horreur l’envahir, elle haleta, une vision terrible la fit chanceler, elle crut même entendre la voix de Hansen qui prépare le crime. Et ce fut comme par instinct, malgré elle, qu’elle frappa dans la porte. Le bruit de son petit poing la fit sursauter, et elle se demanda, perplexe :

— Que vais-je dire !… Comment expliquer ?….

Le rouge de la honte brûla son front. Elle eut peur… elle s’écarta un peu de la maison… elle voulut s’enfuir. Pourtant une main invisible la retint, et de nouveau ses yeux égarés interrogèrent la maison toujours silencieuse.

Trop faible, le heurt d’Esther dans la porte n’avait réveillé personne.

La même main invisible sembla attirer encore la jeune fille vers la porte close. Cette fois elle frappa plus fort.

Alors de l’intérieur une voix légèrement enrouée demanda :

— Qui est là ?

Esther reconnut la voix de François Lorrain. Et la voix partait d’en haut.

Trop émue, trop craintive, Esther ne sut quoi répondre sur le moment. La voix répéta :

— Qui va là ?

La voix tremblante, Esther répondit :

— Je désire vous parler, monsieur Lorrain.

Esther surprit une exclamation de surprise. Puis le plancher craqua sous la pesanteur d’un pas d’homme, par la petite fenêtre du pignon une clarté filtra rayant l’obscurité du dehors.

La même voix reprit :

— Attendez un moment, on y va !

Deux minutes s’écoulèrent dans une anxiété agonisante pour Esther.

L’instant d’après un escalier craquait, une lampe vivement allumée éclairait les fenêtres, et la porte était ouverte. Dans cette porte la tête de François Lorrain se pencha, comme pour mieux voir à qui il avait affaire. Le français reconnut aussitôt Esther MacSon, il recula de stupeur, s’effaça pour laisser le passage libre.

Défaillante, Esther entra.

François lui avança un siège, et cette visite nocturne le stupéfiait à tel point qu’il ne trouvait pas un mot de bienvenue. Il considérait la jeune fille, sa figure livide et de sueurs ruisselantes ses souliers couverts de boue, sa lanterne vacillante. Que pouvait signifier cette visite étrange… à cette heure de nuit ?

Enfin, il put demander :

— Mademoiselle, voulez-vous me dire ce qui vous amène ?

Esther parvint à dominer ses nerfs, son angoisse, son trouble. Elle répondit, n’osant lever les yeux sur l’homme en face d’elle, qu’elle eût pu voir aussi troublé qu’elle-même :

— Je vous dérange… mais ce n’est pas ma faute…

Elle s’interrompit, respirant avec effort. On eût dit qu’elle suffoquait. Elle poursuivit :

— J’ai voulu vous prévenir qu’un malheur vous menace…

— Un malheur !… dit le Français au comble de la stupéfaction.

— Oh ! ne m’interrogez pas… ne me demandez pas de raisons, de motifs, d’explications… c’est impossible ! Je veux vous dire seulement de veiller… d’être sur vos gardes, cette nuit même… On en veut à votre vie !

Malgré toute sa bravoure, François sentit ses cheveux se hérisser. Il entrevoyait tout à coup un mystère, une catastrophe, une tragédie, sans savoir comment