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LA MÉTISSE

À la ferme de MacSon tout allait encore assez bien après la coupe des grains et leur mise en gerbiers. On attendait le passage d’une batteuse.

Durant ce court répit MacSon dévorait les nouvelles d’Europe et les commentait avec son employé. Celui-ci était un Suédois ayant nom Hansen. Grand, blond, avec des yeux bleus aux regards sournois, assez bon travailleur, mais grossier, cet homme, jeune encore, flattait beaucoup les opinions du fermier. Était-ce dans un but intéressé ? Il avait constamment les yeux sur Esther. Cet homme avait fort bleu pu se dire : « Voilà justement une fille à marier, avec un père veuf qui commence à vieillir, et avec laquelle je pourrais assez bien m’accommoder. C’est à moi de guider la roue dans la bonne ornière ! »

Mais la mauvaise éducation très apparente de l’homme, son langage grossier fleuri de jurons, ses observations indiscrètes, ses œillades équivoques et trop souvent répétées, tout cela finit par écœurer Esther qui, au repas et aux heures où l’employé était dans la maison, ne quittait pas sa chambre.

MacSon n’avait rien remarqué de ce jeu, car il est certain que sa colère aurait vite amené un dénouement aux manœuvres du Suédois. Le fermier, avec le nez collé sur les pages de son journal, n’avait l’esprit qu’à la guerre.

Quand il levait les yeux, c’était pour les reporter sur son employé et mentionner quelques hauts faits d’armes accomplis çà et là, selon certains communiqués de source douteuse, par les troupes britanniques. Car MacSon était en dépit de son origine écossaise, un fervent admirateur de la Grande-Bretagne. Elle seule pouvait sortir victorieuse et indemne de cette guerre ! Elle seule pouvait sauver la France de l’invasion, bien qu’elle n’eût pu sauver la Belgique ! À elle seule, disait-il souvent, avec sa flotte de guerre, elle pouvait vaincre la terrible Allemagne et ses alliés ! Quant à la France, à la valeur de ses armées, à la science de ses généraux, cela ne comptait pas dans l’esprit de MacSon. Car, comme beaucoup trop de sa race, il ne connaissait pas la France ; il ne savait pas que la France avait été jadis la maîtresse du monde ; il ne savait pas que la France marquait la route aux démocraties modernes ; il ne pouvait savoir que cette France avait été souvent la sauvegarde de la paix universelle. Mais si dans la guerre elle avait été parfois malheureuse, MacSon ne savait pas que la même France, par sa valeur morale, son énergie, sa vaillance, était toujours sortie à son honneur ! Il ne savait pas non plus, ce MacSon, tout Écossais qu’il fût, que cette même France avait été un jour l’asile sûr aux princes d’Écosse pourchassés ! Non, MacSon ne savait rien ; mais il croyait savoir. Et ce sont ces gens-là qui ont fait tant de mal à la France, à ses races originaires, à tout ce qui enfin, avait un nom gaulois et une affinité française.

C’est au moment où le fermier écossais était dans cet état d’esprit, qu’un incident allait surgir pour lui faire commettre la plus grave des folies, pour renverser à nouveau les espoirs d’Esther et ramener les hostilités au foyer.

C’était le troisième dimanche d’août, jour de mission catholique à Bremner. MacSon, dans la matinée, eut affaire à s’y rendre.

Il arriva un peu avant la messe, et trouva plusieurs attroupements de Français, de Canadiens et de Métis en train de discuter sur les faits de la guerre européenne. À l’un de ces rassemblements s’étaient joints quelques Anglais et Écossais. MacSon s’y mêla et son regard perçant découvrit François Lorrain.

À cause peut-être de sa carrure et de sa force herculéenne, tout le monde fit bon accueil à l’Écossais. Seul François Lorrain ne parut pas le remarquer. Cette indifférence de Lorrain évoqua chez MacSon un terrible souvenir, et avec ce souvenir il se rappela qu’il avait une revanche à prendre. Sa rancune donna naissance à une colère sourde.

On parlait de la part que le Canada devait ou ne devait pas prendre à cette guerre. Les Anglais et les Écossais soutenaient que c’était un devoir pour tout Canadien de prêter main forte aux armées de la Grande Bretagne ; les Français et Métis rétorquaient que le Canada n’avait rien à voir dans les démêlés de l’Angleterre. Et François Lorrain venait de le dire plus haut que les autres. Ce fut l’heure de MacSon.

Il se rapprocha de Lorrain, croisa les bras, et, avec son sarcasme habituel et un sourire du plus grand mépris, il prononça ces paroles :

— Qu’as-tu à dire, Français ?… tu n’as pas même le cœur d’aller défendre ton pays !

— Tu te trompes, l’Écossais, repartit froidement Lorrain ; je défends mon pays partout où je me trouve. C’est dire que je le défends ici même.

— Montre-nous donc ça, pour voir !

— Rien de plus facile, ricana François Lorrain, et tu vas le voir en cinq secs !…

MacSon, en effet, le vit trop tôt ou pas du tout : François Lorrain, dans un geste d’éclair, avait lancé son poing sur le nez de MacSon et le sang avait jailli.

Bien qu’étourdi, l’Écossais fit entendre un rugissement : puis il écarta rudement ceux qui l’entouraient, se recula de deux pas et cria :

— Oh ! Français maudit, il y a longtemps que je te promets un chien… tiens, le v’là !

Et ce disant, d’un mouvement rapide MacSon tira un revolver de sa poche, ajusta Lorrain, la demie d’une seconde et fit feu.

François, atteint à l’abdomen, s’appuya à l’épaule d’un compatriote pour ne pas tomber, et d’une voix étouffée, mourante, il balbutia ce mot :

— Assassin !

Il perdit connaissance.

Et MacSon, profitant de la stupeur et de l’indécision générale, s’enfuit.


XX


Heureusement pour l’Écossais, l’affaire ne devait pas avoir de suite. François Lorrain n’avait reçu qu’une légère blessure : la balle de MacSon était pénétrée peu avant, sans attaquer aucun organe. Et cette balle ayant été extraite, François, après trois semaines, était presque remis. Il refusa de porter plainte contre l’Écossais, bien qu’il en eût reçu le conseil d’un grand nombre de fermiers du voisi-