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LA MÉTISSE

— Quand maman Didine va-t-elle revenir ?

C’était peut-être la centième fois que la même question était posée soit par France, soit par Joubert.

Fatiguée de ne pouvoir satisfaire l’esprit interrogateur des deux petits, Esther répondit à France sur un ton bourru :

— Demande à papa… c’est lui qui l’a fait partir ! Il doit savoir quand elle reviendra !

Interroger leur papa ?… Non, jamais de la vie ! Le regard terne ou farouche du fermier les épouvantait. L’interroger ?… lui parler ? ils n’osaient pas même le regarder !

La réplique d’Esther eut pour effet de reporter leur souvenir à ce soir d’orage. Ils revirent la scène violente dont ils n’avaient pu comprendre le sens exact ni la portée. Ils comprirent vaguement que la Métisse avait été chassée pour avoir déplu au fermier. Voilà tout. Mais ce tout enfanta de ce moment une sorte de rancune contre l’Écossais qui les privait d’une mère. Ils lui en voulurent. Lorsque, des fois, MacSon demi-ivre avait l’humeur moins batailleuse et voulait taquiner les deux petits, eux lui lançaient un regard de dédain et se sauvaient. MacSon éclatait de rire, mais d’un rire faux qui voulait dissimuler ou son mécontentement ou sa fureur.

Un soir, ayant entendu les deux petits prononcer ce nom « Didine « », le fermier s’emporta et leur cria d’une voix de dogue enragé :

— Tenez, vous autres, je ne veux plus vous entendre dire ça ! Gare, si vous recommencez !

Cet avertissement ultime n’était pas fait pour effacer la rancœur des deux enfants, d’autant moins qu’ils désespéraient de revoir la Métisse. Ils souffrirent cruellement, à partir de ce soir, et leur douleur fut silencieuse, stoïque, presque farouche. Ils abandonnèrent leurs jeux, passant des journées entières à errer par la ferme, sans joie, sans ivresse. Ils ne mangèrent presque plus ; et, la nuit, le cauchemar les assiégeait. C’étaient deux petites âmes en peine, ne paraissant plus trouver dans l’existence l’attrait si bon, si irrésistible que ressent le jeune âge. Le souci creusait un léger sillon sur leurs fronts purs, la monotonie et l’amertume pâlissaient l’incarnat de leurs visages, leurs joues s’enfonçaient, des larmes souvent répandues en cachette avaient comme buriné sur ces joues creuses des lignes sombres et multiples, ils maigrissaient, s’étiolaient. Esther, prise de pitié, voulut remédier à cet état de dépérissement ; elle n’y réussit pas. Si elle tentait de les consoler, de leur faire reprendre leurs jeux, de leur promettre des plaisirs prochains, des joujoux nouveaux, des promenades, les deux petits n’avaient sur leurs petites lèvres blanches que ces mots invariables :

— Maman Didine !

Et cela voulait tout dire… c’était leur revendication !

Et comme Esther, à la fin aussi désolée qu’eux, aussi désespérée, était impuissante à faire droit à cette réclamation, France et Joubert continuaient, telle la rose dont les pétales tombent une à une à s’effeuiller. À ces deux petits êtres si vivants, si vivaces, si rieurs, si brillants de santé, il ne restait plus, au physique, qu’une petite loque humaine, et au moral, cette obsession ulcérante : Maman Didine !

MacSon finit par s’apercevoir du changement extraordinaire survenu chez ses enfants. Et chose inconcevable : la brute s’apitoya. Elle s’apitoya parce qu’elle avait encore un cœur, et ce cœur taillé de pierre, parut se fendre peu à peu. Le fermier s’informa auprès d’Esther pour savoir — bien qu’il le sut positivement — de quoi pouvait dépendre cette anémie étrange qu’il croyait découvrir chez les deux petits. Esther, contente de saisir l’occasion aux cheveux, car, comme les petits, elle redoutait son père et ne se hasardait à lui adresser la parole que pour les strictes nécessités du foyer — lui répondit que les enfants se mouraient de chagrin causé par l’absence d’Héraldine.

MacSon ne répliqua pas et resta songeur. Mais de ce jour il demeura à la ferme. D’ailleurs l’époque de la fenaison était arrivée, et il y donnerait tout son temps pour la terminer avant la moisson qui mûrissait rapidement sous l’excellente température qui régnait par le pays. Et durant les jours qui suivirent, à ses moments de repos à la maison, l’Écossais cherchait à se composer une physionomie agréable et à se rapprocher des deux petits. Mais eux trouvaient toujours une excuse pour se tenir à l’écart. Ils ne répondaient que par un « oui » ou par un « non » aux questions banales qu’il leur posait, avec le but principal de les faire sortir de leur mutisme. Il parut en éprouver du dépit et du ressentiment. Il redevint sombre et rageur.

Un matin, il prévint Esther qu’il allait se rendre au village de Bremner pour chercher un employé dont il aurait besoin à la récolte prochaine.

— Je songe aussi, Esther, à engager une servante pour le temps des récoltes et des battages, parce que je crains que la besogne soit trop forte pour toi seule.

— Les servantes sont rares, émit Esther.

— Oui, je sais.

Il demeura pensif. Dans cette réponse d’Esther il avait cru sentir un reproche, — celui d’avoir chassé la Métisse.

On était au déjeuner que le fermier venait d’achever. Esther et les petits n’en étaient encore qu’au commencement. France et Joubert, toujours mornes et pâles, mangeaient sans lever les yeux. Du coin de l’œil MacSon les observait, et, cette fois encore, ses regards durs parurent exprimer et refléter une certaine compassion.

— Esther, reprit-il au bout d’un moment, penses-tu qu’on pourrait ravoir Héraldine ?

À cette question si inattendue Esther tressaillit et rougit, et ses yeux bleu de ciel se fixèrent incertains et pleins de doute sur son père. À cette même question France et Joubert avaient simultanément levé la tête vers MacSon. Dans leurs grands yeux ébahis, le fermier crut voir briller des joies difficilement contenues, un espoir indéfinissable. Sur leurs lèvres décolorées il put deviner un craintif sourire, un sourire qui semblait naître au jour qui l’éblouissait, un sourire très timide et désaccoutumé.

— Oui, ajouta MacSon affectant l’indifférence, on pourrait peut-être la faire revenir. Qu’en penses-tu ?