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LA MÉTISSE

lée sur la nuque… ils s’en allèrent rapporter à d’autres malfaiteurs qu’il fallait des soldats pour chasser les chiens !

Les soldats, hélas ! sont venus ! Ils sont venus comme naguère ils étaient venus en Québec… comme ils étaient venus auparavant en Acadie ! Car ce petit peuple qui grandissait rapidement, qui demeurait l’image d’un grand peuple là-bas tant détesté, oui, ce pauvre petit peuple avait porté ombrage ! Toujours, par tout, la supériorité irrite, blesse, enrage… on veut l’abattre avant qu’elle n’ait atteint à trop de puissance !

Mais, Dieu merci, l’on n’a rien abattu ! Au contraire : en essayant de mettre la bêche dans ce nid de fourmis, on y a développé une activité énorme, une fièvre de reconstruction, une vie plus intense, un espoir plus grand en l’avenir.

Et l’on pourrait, dans une certaine mesure, appliquer à la race métisse, comme aux autres races françaises du Canada, ces belles paroles que, au lendemain de la guerre de 1914, un grand homme d’État français allait écrire au sujet de la Belgique renaissante :

« Une nation qui, en dépit d’un morcellement criminel et d’une violence prolongée, avait gardé intactes ses traditions et sa langue, qui n’avait jamais laissé étouffer sa voix ou prescrire ses revendications et qui, soit dans l’exil, soit sous la domination étrangère, avait réussi à préserver sa nationalité, renaissait… »

Seulement, la race métisse, comme la race acadienne, continuait de vivre et de demeurer une race véritablement française.

Voilà ce qu’avait pensé François Lorrain… voilà ce qu’il était prêt à crier à quiconque eût douté d’une telle merveille !

La sympathie éprouvée par François Lorrain et par sa mère à l’égard de cette pauvre Métisse, de cette étrangère, une domestique, un rien qu’on chassait à coups de pied, n’est pas étonnante. François l’avait déclaré :

— Maman, c’est une sœur… c’est une française !

XVI


Ce furent trois semaines de charité, de dévouement, d’attentions délicates de la part de ses hôtes français, les trois semaines qu’Héraldine séjourna à la ferme de François Lorrain. À part un rhume violent et une mauvaise migraine, la pauvre fille ne semblait devoir souffrir physiquement davantage.

Mais depuis ce soir terrible où elle avait été ramassée sur la route et ramenée au foyer des Lorrain, la Métisse était, demeurée tout entière plongée en un sombre abattement. Était ce le désespoir ? ou simplement la peine et la souffrance de se savoir pour longtemps, pour toujours peut-être éloignée, séparée, des deux petits qu’elle aimait comme s’ils eussent été ses propres enfants, la progéniture sacrée de sa chair ? Héraldine était demeurée silencieuse, muette. Une fois quand elle était revenue à sa connaissance, les Lorrain lui avait posé une question bien raisonnable ; elle n’avait pas répondu. La discrétion les avait depuis retenus d’interroger ; d’ailleurs cela ne les regardait pas, comme l’avait dit François le lendemain. Leur seul et unique devoir était de veiller pour le moment sur cette malheureuse fille, l’abriter, la nourrir. C’est avec une joie sincère que les deux Français remplirent cette tâche ; et la grande et douce récompense pour eux fut un sourire de la Métisse, ce fut un de ses regards tendres et tout pleins de gratitude infinie.

Mais leur œuvre demeurait encore incomplète : Héraldine vivait, certes ; mais c’était comme une sorte de rêve lointain. Au mouvement autour d’elle, aux voix qui parlaient bas, aux regards compatissants qui se posaient sur elle, la pauvre Métisse paraissait indifférente le plus souvent. Sa pensée n’était pas sous ce toit hospitalier, son esprit semblait, sorti de son corps amaigri. Et elle mangeait si peu, ne dormait presque pas ; mais, par contre, elle priait beaucoup et longuement, à genoux en face d’un grand crucifix accroché au mur.

Après ces prières, ces recueillements, Héraldine se relevait, un peu moins abattue ; elle approchait un siège d’une fenêtre donnant sur des champs qui se doraient par taches blondes, et, au-delà des champs, sur des bois verts que son regard fixe, douloureux, semblait fouiller de loin, les percer à jour… Car, de l’autre côté de ces champs et de ces bois, d’autres champs au bout desquels une maisonnette se dessinait au travers d’un petit bosquet de verdure ; et c’est sous ce petit bosquet, dans cette maisonnette que le regard d’Héraldine pénétrait. C’est là qu’elle retrouvait par l’imagination, la pensée et le cœur, ses deux petits : France et Joubert MacSon. Elle vivait, ou continuait de vivre ainsi avec eux ; et sous les nombreux souvenirs qu’évoquait sa mémoire, sa physionomie s’éclairait, un sourire venait s’épanouir sur ses lèvres plus livides, plus sèches. C’est à force de vivre de la sorte, à force de tendre son esprit avec efforts, de surmener son imagination, à force de se peindre et repeindre les chers enfants qui, lui semblait-il, tendaient leurs bras et l’appelaient de leurs petites voix sanglotantes ; oui, c’est à force de remplir son esprit de ces visions, de franchir à chaque minute des distances, que l’obsession s’empara du cerveau déjà malade de la Métisse : l’obsession cruelle, infatigable, de revoir coûte que coûte France et Joubert.

Un jour, d’un accent tout timide comme un enfant qui ose demander une grosse faveur, elle demanda à l’excellente mère de François Lorrain :

— Pensez-vous, madame, que je pourrai bientôt aller voir mes deux petits ?

La vieille femme avait esquissé un geste d’épouvante et d’effarement.

— Aller là-bas ?… Chez MacSon ?… chez ce sauvage ?… Vous voulez donc vous faire tuer ?

— Il n’oserait jamais…

— Jamais !… C’est plus que vous ne pouvez dire, ma pauvre fille. Vous êtes bien bonne d’avoir des idées comme ça. Mais, pour moi, c’est différent. Avec des brutes comme ce MacSon, est-ce qu’on sait jamais ce qui peut arriver ? Je suis sûre, moi, qu’il vous tuerait.

Elle disait cela plutôt pour effrayer Héraldine et lui ôter toute tentation de retourner chez le fermier écossais.

Cependant, Héraldine voulait s’opiniâtrer :

— Mais les petits, madame, les petits… il faut bien que je les revoie un peu !