Page:Féron - La métisse, 1923.djvu/18

Cette page a été validée par deux contributeurs.
16
LA MÉTISSE

— De fait, c’est notre meilleur voisin.

— C’est le seul dont la visite me fait plaisir…

Esther, en voyant la Métisse si d’accord avec elle-même, trouvait un peu d’audace. Elle parlait plus souvent, s’exprimait plus facilement, et finissait par ne plus rougir, si ce n’est de plaisir chaque fois qu’Héraldine énumérait certaines qualités du Français. Puis elle parlait sur un ton plus élevé, d’une voix chaude, s’animant, avec des yeux tout pleins de rayons étranges.

— J’avais toujours si peu pensé ce qu’il était en réalité. Oh ! il tient de sa race : c’est un homme ! Tiens ! Héraldine, je ne veux pas que tu penses mal de moi, mais je ne peux m’empêcher de dire que, depuis le soir où il a su démontrer à mon père qu’un homme en vaut un autre, je l’admire ! Oui, sincèrement, j’éprouve pour lui une sorte d’orgueil que je ne pourrais expliquer. Il n’est pas un homme de ma connaissance, parmi les Anglais et les Écossais de notre arrondissement, qui aurait fait autant que François pour la défense d’une femme ! Je te dis, Héraldine, que je l’admire. Cela te parait étrange, n’est-ce pas, qu’une fille se range avec l’ennemi de son père ?

— Mais non, répondit Héraldine qui souriait à la naïveté d’Esther, je trouve cela naturel. Une fille peut admirer les bienfaits de son père, mais elle n’est pas sensée approuver une mauvaise conduite ou des actes indignes d’un homme, même lorsque cet homme est son père. Certes, il ne nous est pas permis de juger nos parents, mais nous ne pouvons pas toujours approuver leur conduite.

— Oh ! je sais bien que mon père est violent, mais il n’est pas méchant. Et sais-tu ce que je pense, Héraldine ?

— Je t’écoute, Esther.

— Je pense que si François se présentait, il y aurait de suite réconciliation entre mon père et lui.

— Je l’ai déjà pensé, répondit Héraldine qui ne voulait pas détruire un espoir qui naissait dans l’esprit de la jeune fille. Même, ajouta-t-elle avec un sourire encourageant, je songeais à te proposer quelque chose.

— Quoi donc ?

— J’ai songé qu’un jour, à l’occasion, je pourrai l’arrêter sur la route et l’inviter à revenir nous voir.

— J’approuve cette idée, Héraldine, et je te remercie d’y avoir pensé. Mais, par prudence, il faudra auparavant m’assurer des sentiments de mon père à l’égard de François.

— C’est juste, pour éviter des bévues ou des accidents que nous ne pouvons pas prévoir.

— Eh bien ! je sonderai mon père, déclara Esther.

— Moi, je me charge de faire le reste, affirma Héraldine, heureuse, très heureuse d’être un peu utile à cette jeune fille qu’elle commençait d’aimer.

Car Esther aimait François Lorrain, Héraldine était sûre de ce fait à présent, et elle pouvait s’expliquer le grand changement survenu si soudainement chez la fille du fermier écossais.

XI


Mais pour sonder la pensée de son père au sujet d’une réconciliation avec François Lorrain. Esther devait attendre le moment favorable, l’heure propice c’est-à-dire prendre la minute où l’humeur de l’Écossais pourrait lui garantir d’être écoutée. MacSon n’était pas toujours d’humeur à entendre raison ; et, pour être franc, il n’entendait jamais raison. Ses idées, bonnes ou mauvaises, vraies ou fausses, étaient toujours arrêtées : MacSon était opiniâtrement têtu. C’était toujours un de ces hommes qui ne démordent jamais. Le connaissant, Esther n’était pas trop rassurée. Mais elle attendrait le moment.

De son côté, Héraldine surveillait les passants peu nombreux de la route. Quelques jours s’écoulèrent sans qu’il fût possible de voir Lorrain.

Malheureusement, à l’heure où Esther et Héraldine se comprenaient si bien pour faire aboutir un projet raisonnable, un événement vint déranger les plans conçus et détruire toutes les espérances.

On entrait dans les premiers jours de juillet de cette année 1914 qui allait remplir une page très sombre de l’histoire humaine. La chaleur était devenue tropicale. Les blés commençaient à pointer au ciel un timide épi. Les bestiaux négligeaient les prés roussissant pour chercher sous l’ombrage des bois de tremble un abri contre le brûlant soleil. Tout demeurait silencieux, morne, dans la nature surchauffée, tout se cachait, tout se taisait. Seule, la brise folâtre musardait dans les feuillages et papillonnait sur les blés ondulants.

À la ferme, Héraldine, assise près d’une fenêtre ouverte, rapiéçait des vêtements. Joubert et France, incapables de supporter la chaleur suffocante du dehors, jouaient dans la salle. Sur un petit cheval de bois glissant sur des roulettes Joubert montait, criait, gesticulait, commandait son cheval :

— Hue, Jumbo !… Marche donc !… Ya !… w-h-o-o !…

À l’aide de ses pieds il faisait avancer ou reculer le cheval de bois, le faisait tourner à droite ou à gauche. Si, par hasard, ses pieds par un mouvement mal calculé faisaient aller le cheval de travers, Joubert se fâchait et maltraitait la bête insensible.

Héraldine souriait doucement, heureuse.

Plus loin, France habillait une jolie poupée, la déshabillait et la rhabillait encore. Puis elle la couchait dans un petit berceau, et de sa petite voix, qu’elle essayait de rendre sérieuse et sévère comme une vraie maman, elle commandait d’un accent impératif :

— Fais dodo, méchante ! Fais dodo !

Elle faisait aller le petit ber, chantant ;

 Une poulette grise,
 A pondu dans les cerises…
 A pondu un p’tit coco
 Pour la p’tite qui va faire dodo…
  Qui va faire dodo.

   Dodiche
  Ma tante Catiche !
   Dodo
  Ma tante Cato !

Quelle sublime ingénuité ! Quel charme enfantin !

Héraldine rayonnait… Ses yeux noirs, tout pleins d’effluves caressants, se posaient à tout