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LA MÉTISSE

— Vous savez donc, poursuivit MacSon, de plus en plus sarcastique, que le roi Henri VIII d’Angleterre, après avoir joui de son pouvoir temporel, s’est réservé, un jour, le pouvoir spirituel. Il était chez lui dans son palais, dans son royaume. Eh bien ! chez moi, dans cette maison je suis, en diminutive, ce que ce roi a été chez lui… Ici, monsieur l’abbé, ajouta-t-il avec une politesse méprisante, je détiens les deux pouvoirs, temporel et spirituel. Je vous prie donc de sortir très vite, et surtout de ne pas vous arrêter sur ma propriété, qui est mon royaume ; sinon, vous aurez du chagrin !

Répliquer, argumenter avec l’Écossais, c’était peine perdue, et le prêtre le savait. Il s’inclina simplement pour prendre congé. Seulement, comme il ne semblait pas sortir assez vite au gré de MacSon, lui le poussa rudement dehors.

Le missionnaire jeta à l’impie un regard de pitié et de miséricorde, sourit à Héraldine qui se mordait les lèvres peur ne pas protester contre la conduite outrageante de son patron, de la main envoya une caresse aux enfants silencieux et sombres, et s’en alla vers le village.

Alors MacSon rentra, s’assit près de la table, frappa du poing et dit :

— Métisse, ma patience est à bout ! je ne veux pas voir de prêtraille dans ma maison, et je ne veux plus y entendre parler de Dieu et de papisme. Mes enfants seront seulement ce que je veux en faire, pas autre chose. Tu es prévenue, Métisse… gare à toi !

Il se leva et sortit violemment.

— Pauvres petits ! murmura Héraldine qui sentait que tôt ou tard il lui faudrait partir, abandonner de force ceux qu’elle finissait par aimer plus qu’elle-même.


X


Héraldine allait-elle tenir compte des avertissements et des menaces de MacSon ?

De fait, pour ne pas se voir chassée et séparée des deux petits enfants que la Providence avait confiés à sa garde, il lui était nécessaire d’obéir à son maître. Mais ce maître, par bonheur, n’était pas toujours à la maison, et elle pouvait poursuivre son œuvre en mettant à profit les heures qu’elle passait seule avec les enfants. Seule, pas tout à fait, puisque Esther demeurait à sa chambre ; et il est vrai de dire qu’elle pouvait saisir tout ce qui se disait ou se faisait dans la maisonnette. Il est non moins vrai d’ajouter que son père lui avait enjoint de surveiller Héraldine et de lui rapporter fidèlement ses faits et mots avec les enfants. Esther allait-elle se faire l’espionne d’Héraldine ? Celle-ci pouvait le penser par le fait qu’entre elles n’existait aucun rapport d’amitié. Esther ne parlait à la Métisse que par nécessité. Elle n’affectait ni dédain ni mépris envers la servante, mais elle lui montrait une grande indifférence.

Héraldine, en de telles circonstances et en dépit de son caractère franc et sincère, devait se faire rusée et sournoise. À l’avenir, pour l’éducation des deux petits elle choisirait les moments opportuns, trouverait des biais et des détours, n’agirait, bref, qu’avec la plus grande prudence.

Cependant, depuis ce soir où le fermier écossais avait trouvé son maître et depuis que les fréquentes absences de MacSon obligeaient Héraldine à s’occuper des bestiaux, Esther, comme nous l’avons dit, avait un peu quitté sa chambre pour aider la Métisse.

Nous avons dit que cette fille était insignifiante, sotte peut-être. Cela pouvait provenir de l’oisiveté dans laquelle elle vivait, et de l’indifférence qu’elle semblait avoir pour tout ce qui l’environnait ; mais cela pouvait aussi résulter d’une solitude trop sédentaire, du manque de rapports avec le monde extérieur. Cette fille molle, nonchalante, toujours débraillée, ne riant pas, parlant peu, bâillant à tout instant, ne paraissait animée d’aucune passion ; et à considérer ses traits figés, son œil terne, ses épaules inclinées et fermées, à la voir aller traînant le talon, bras ballants, insouciante, insoucieuse, blême, anémique, on pouvait penser que ce jeune corps avait exhalé tout souffle de jeunesse. Elle ne semblait exister seulement parce que l’existence lui était imposée, parce qu’elle devait en poursuivre fatalement le cours sinueux, jusqu’au jour où cette fatalité viendrait soulever pour elle le couvercle de la tombe.

Figure insipide et fermée comme celle de son père. Hélas ! on ne lui avait pas appris à rire. Elle n’avait toujours vécu qu’avec un père rude et grossier. Rire… c’est à peine si aux enfants elle accordait de temps à autre un léger plissement des lèvres. Et pourtant, Esther, avec sa physionomie amère et mélancolique, eût pu être assez jolie en y mettant un peu de coquetterie. Coquette ?… Certes, non, elle ne l’était pas, et peut-être ne savait-elle pas l’être, n’ayant pas le sens de la nature féminine ? La robe, bien que propre, était négligée, mal mise. Ses cheveux roux tombaient sans soin, sans grâce, par mèches volantes, sur sa nuque, sur ses épaules. Assez grande, elle eût pu donner à sa taille, pas mal faite du tout, un peu de souplesse et d’élasticité, et sa démarche y eut gagné. Ses yeux bleu de ciel auraient pu encore illuminer cette figure qui, sans être sombre effectivement, demeurait sans éclat. Mais les pauvres yeux suivaient le reste de sa personne vers la ruine : ils n’avaient que des regards secs, mornes, sans effluves, sans rayons. Bref, c’était une figure morte.

Mais, tout à coup, comme par magie, Esther était descendue un matin de sa chambre avec un sourire sur sa bouche ! Ses cheveux roux — bien qu’elle ne possédât pas cet art précieux de la coiffure — étaient presque bien arrangés. Oh ! rien d’artistique, va sans dire ; néanmoins on découvrait une petite toque, pas trop mal tournée, qui glissait comme un lingot sur sa nuque blanche, et l’on apercevait certaines frisettes s’éparpillant volontiers sur le front et les oreilles. Des lueurs inconnues, mystérieuses, jaillissaient de ses yeux bleu ciel. Sur ses joues on ne distinguait presque pas les grains de rousseur ; c’est à croire que la fille du fermier écossais connaissait l’existence, la nature et la valeur des poudres de riz ! Sa robe de matin, blanche avec des garnitures de rose, était mise avec soin. Ses bas étaient bien tirés, ses souliers brillaient sous une couche de vernis. Héraldine ne put s’empêcher de la considérer un moment avec une sorte d’étonnement qui vint accentuer le sourire d’Esther.