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LA MÉTISSE

François Lorrain, sans toutefois se déclarer ouvertement, faisait une cour assidue à la fille de l’Écossais. Il avait pour elle toutes les attentions, toutes les politesses du français bien élevé. Les dimanches, à la tombée de la nuit. François arrivait chez MacSon. Très souvent aussi il venait une fois dans la semaine. Il ne semblait s’intéresser qu’à la présence de la jeune fille. Si d’aventure Esther ne descendait pas de sa chambre, la veillée du français était courte : il causait dix minutes avec MacSon et retournait chez lui. Aussi, à ces visites, la physionomie de François conservait-elle un air très ennuyé. Mais si, au contraire, Esther venait se mêler à la conversation ou simplement faire acte de présence, François Lorrain, de ce moment, oubliait l’heure… l’heure même du départ. Toute sa figure exprimait l’immense agrément qu’il avait eu de passer toute une soirée tout près d’Esther.

Chose curieuse : jamais François Lorrain n’avait paru accorder le moindre intérêt à la servante de MacSon. Pour Lorrain, de fait, Héraldine n’était qu’une vulgaire domestique à laquelle on peut, en certaines circonstances, marquer une certaine bienveillance, mais pas au delà. Aussi, ne lui avait-il jamais adressé qu’un strict bonjour, sans même trop la regarder. Au fond, cette fille métisse ne comptait pas pour François Lorrain. Mais Esther… Il y a là encore l’un de ces curieux mystères du cœur humain. Qui pourra jamais nous les expliquer !…

Mais comment François Lorrain avait-il pu s’attacher ou du moins avoir tant d’inclination pour Esther MacSon ? C’était une fille simple qui n’avait aucun des charmes de son sexe ; elle était insignifiante, sotte presque. Ignorante, elle ne pouvait soutenir aucune conversation, et François Lorrain était obligé d’en faire tous les frais. Seulement, c’est avec un grand et continuel intérêt qu’elle écoutait le français qui avait toujours quelques anecdotes plaisantes à raconter. Sans parler le français correctement et facilement, elle avait cet avantage de le bien comprendre. Aussi se servait-elle rarement de la langue française. Si elle posait une question à François, invariablement la question était faite en langue anglaise. Mais invariablement aussi François Lorrain répondait en français, s’excusant de mal parler la langue anglaise.

Cela pouvait toujours aller dans cette question de voisinage. Mais qu’arriverait-il ? survenant une alliance entre ces deux êtres si différents en tout… qu’arriverait-il plus tard dans la création d’un foyer, d’une famille ? François Lorrain s’était-il posé cette incertaine question ? Peut-être… et peut-être s’était-il dit que tout pouvait s’arranger par certaines concessions routinières ! Mais le point religieux ?…

Esther MacSon avait été élevée sans la pratique de religion aucune ; elle avait grandi sous l’influence haineuse de son père… haine féroce contre le catholicisme ! Cette haine, sans qu’elle le fît voir, peut-être l’avait-elle également ? Et alors se pouvait-il qu’elle devînt l’épouse d’un français très catholique qui, jamais ne concéderait rien de ses principes et de ses croyances ? Ou mieux, un foyer pouvait-il être fondé entre ces deux créatures et vivre avec toutes les garanties de bonne entente et de bonheur ? François Lorrain, homme intelligent, n’avait pu assurément éviter ces questions brillantes ; avait-il trouvé un moyen d’aplanissement ? C’est fort probable, puisqu’il recherchait tant la société de cette jeune fille ; à moins qu’il n’eût que de vagues espoirs de niveler les obstacles. Or, ces espoirs et ces projets avaient dû être un peu confiés à des oreilles amies ; car la rumeur du village voisin en disait très long déjà. Cette rumeur allait jusqu’à marier François Lorrain et Esther MacSon dès après la moisson prochaine.

Ce soir-là encore, ce soir de semaine, le voisin de MacSon venait taire su cour habituelle.


VIII


— Monsieur MacSon n’est pas là ? interrogea Lorrain fort poliment.

— Il est absent depuis le matin, répondit Héraldine.

Déjà la voix de Joubert criait joyeusement :

Entre, François, entre… Joubert est là, lui, et France aussi !

— Tiens, tiens, mon petit Joubert et ma petite France ! s’écria en riant François Lorrain. Il était entré, avait pris les petits dans ses bras et s’amusait fort de leurs gamineries. Tout à coup, France, avec un regard mutin vers l’étage supérieur, appela :

— Esther ! Esther ! viens voir… François est arrivé !

— Tais-toi. France, tais-toi ! commanda Héraldine sur un ton demi sévère.

La petite cacha sa tête mignonne sur l’épaule du Français qui s’était mis à rire bruyamment.

Tout de même, Esther avait entendu, et bientôt elle apparaissait, saluant d’un air gauche et avec un petit sourire forcé François Lorrain dont les prunelles grises pétillèrent de plaisir.

Héraldine, se sachant de trop, disait aux petits :

— Venez continuer vos prières, mes enfants, pour aller ensuite faire votre dodo.

— Dodo ! dodo ! crièrent les enfants en s’élançant des bras du français vers la Métisse.

Celle-ci emmenait les doux petits dans la salle, laissant François et Esther en tête à tête dans la cuisine.

Et le petit Joubert reprenait, agenouillé avec France aux pieds d’Héraldine :

« Jésus, Marie, Joseph, bénissez papa, maman Didine… »

La Métisse l’interrompit :

— Tu oublies de dire « maman défunte » avant maman Didine…

« Maman défunte… » poursuivait Joubert, ses petits doigts entrecroisés, ses grands yeux gris bleu sur les yeux noirs, fixes, d’Héraldine. Et il continuait ainsi, faisant force effort de mémoire :

« Maman Didine, France, Joubert… »

— Esther, qu’il faut dire avant Joubert, lui fit observer la servante très attentive.

— Esther, reprenait courageusement le petit : « France, Joubert, le Canada et la France… »

Ici il s’arrêta, sa mémoire ne pouvant lui mettre sur les lèvres la suite de la prière commencée. Et cette suite, ses yeux interrogateurs la demandaient avidement.