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LA MÉTISSE

frissonnait sous cette dernière caresse du jour, les oiseaux jetaient leurs dernières notes retentissantes, les bêtes humaient avec ravissement les premières fraîcheurs qu’apportait l’approche du crépuscule.

Heure délicieuse où la nature incline peu à peu avec une sorte d’insouciante langueur vers le sommeil ! Heure suave du repos nécessaire à tout ce qui se meut, à tout ce qui croit ! C’est à cette heure où la terre se mire dans les ondes d’or et de pourpre, où le bleu clair des firmaments se teinte d’un bleu plus sombre, où furtivement brille là-bas une étoile craintive de la lumière du jour… oui, c’est à cette heure exquise de paix, de sérénité, que la Métisse entraîna les deux petits dans la salle. Assise en un large fauteuil, elle prit les deux enfants sur ses genoux, les caressa longuement, les embrassa vingt fois sur leurs lèvres roses, sur leurs douces paupières, sur leurs joues rouges. Eux se laissaient faire, silencieux, souriants, heureux, sans souci du lendemain, sentant que leur petite existence demeurait sous puissante protection. La protection d’une mère c’est l’égide impénétrable… muraille de tendresse et de dévouement contre laquelle se heurtent en vain les ouragans… falaise où la vague mugissante vient s’aplatir et s’égrener en infimes gouttelettes d’eau…

Héraldine rayonnait dans la première pénombre qui envahissait doucement la maison de ferme, rayonnement de bonheur sans mélange, suprême, bonheur que ces mots seuls, plusieurs fois murmurés à voix basse et caressante, traduisaient avec toute l’ampleur de leur force :

— Mes petits… mes chers petits !

Et les petits peu à peu fermaient leurs beaux yeux, laissant en toute confiance leurs petites têtes reposer sur l’épaule de cette étrangère qui avait su leur parler comme une vraie mère.

Mais il ne fallait pas les laisser dormir tout à fait, et la servante les secoua doucement en leur murmurant :

— Petits, on va aller faire dodo chacun dans son lit, n’est-ce pas ?

— Oui, dodo, dodo ! répéta Joubert en bâillant.

— Dodo, dodo ! fit la petite France à son tour en frottant ses yeux alourdis.

— Mais avant de faire dodo pour de bon, reprit Héraldine souriante, qu’est-ce qu’on fait, petits ?

— On prie le petit Jésus ! répondit Joubert.

— On se met à genoux ! dit France.

Et d’un commun accord les deux enfants glissèrent des genoux d’Héraldine et s’agenouillèrent pieusement, avec leurs petites mains jointes qui venaient de faire le Signe de la Croix.

« Jésus, Marie, Joseph,… » prononça Joubert, les yeux fixés sur les regards ardents d’Héraldine.

Il s’était tu en entendant qu’on frappait à la porte.

Cela devait être un visiteur inattendu. Héraldine se leva pour aller recevoir.

Mais déjà Joubert criait gaiment :

— Didine, c’est François, je gage !

— Oui, c’est François ! cria France battant des mains.

Et, très curieux, les deux petits suivirent Héraldine à la cuisine.

Un homme était à la porte, mis à la façon des cultivateurs qui, le soir, pour aller faire un tour chez le voisin, enlèvent leurs habits de travail et passent à la hâte un vêtement plus propre.

Cet homme était, en effet, le premier voisin de MacSon.

François Lorrain, français d’origine, cultivait à deux milles au nord de l’Écossais, une ferme de 160 âcres. Célibataire, et vivant seul avec sa mère, il songeait depuis quelque temps à se marier afin que, advenant la mort de sa vieille mère il ne restât pas seul à son foyer. Mais les filles à marier étaient rares dans le voisinage. Parmi celles qui lui paraissaient éligibles, aucune se semblait convenir à François Lorrain. Peut-être craignait-il, à cause de son âge, que ces filles, jeunes encore, n’écartassent ses avances ?… Car François dépassait un peu la quarantaine. Oh ! il ne s’en vantait pas ; mais il était facile, à moins d’être aveugle, de voir que l’homme n’était pas de la première jeunesse.

Depuis deux ans il s’était lié à MacSon, comme il arrive de se lier entre voisins. Y avait-il amitié entre les deux hommes ? Il serait téméraire de l’affirmer. La trop grande diversité d’opinions et de croyances entre eux pouvait empêcher les germes d’une amitié solide, Car MacSon avouait, avec sa grosse franchise d’écossais mal dégrossi, qu’il exécrait les gens de religion. Il ne parlait pas de sa haine contre les Français : cela était connu d’avance et à bien des lieues à la ronde. Donc, entre MacSon et le français très catholique il ne pouvait exister que de simples relations de voisinage, relations qu’on pouvait de part et d’autres abolir sans amertume et regret. Il est étonnant que ces relations eussent duré deux années. Les critiques malveillantes de MacSon contre la race et la religion ne pouvaient que souffler sur les susceptibilités du français et du catholique. Et MacSon adorait le langage sarcastique, et le sarcasme est la première étincelle qui met le feu aux disputes et controverses, et réveille des cendres mal éteintes.

François Lorrain, homme très intelligent sans être cultivé, savait fort bien l’ignorance épaisse de son voisin, il connaissait d’ores et déjà son fanatisme, et l’injure du fermier écossais n’avait pu faire naître chez Lorrain autre chose qu’un sourire de dédain. Mais est-il possible de souffrir l’outrage constamment ? Un homme, ayant conscience de sa force et de ses justes droits, peut-il laisser quelque renégat railler, impunément ses sentiments intimes les plus sacrés ? Peut-il laisser mépriser sa race, quand cette race est la première du monde ? Peut-il laisser outrager sa religion, quand cette religion est celle de Jésus-Christ ?… Et pourtant François Lorrain avait accepté toutes les attaques de MacSon sans jamais se départir de sa froideur et de son calme… il n’avait opposé qu’un maigre sourire de dédain ! Oh ! c’est qu’il y avait une cause, une raison, et cette raison se nommait : Esther MacSon !…

Évidemment cela nous paraît paradoxal. Mais l’humanité entière n’est-elle pas, après tout, un vivant paradoxe ? Toujours est-il que