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LA FIN D’UN TRAÎTRE

cette ravissante jeune femme que le malheur torturait… ou plutôt le remords, ainsi que le pensait Brimbalon.

— Ah ! pensait-il en soupirant, n’avoir que trente-cinq ans comme elle et être si jolie… et souffrir et pleurer ! Ce n’est pas croyable ! Ah ! comme je voudrais avoir sa juvénilité, cette souplesse dans sa taille mince, cette grâce de toute sa personne, et ce charme et cette élégance ! Oh ! que cette robe de velours noir lui sied bien, on croirait que ce velours de Flandre drape une statue. Oh ! ces beaux cheveux blonds, couleur d’or comme les écus de Sa Majesté ! Oh ! ces yeux, plus brillants que le soleil, et d’un bleu si sombre qu’on les dirait plus noirs que l’ébène. Et cette bouche qu’on dirait teinte des pétales d’une rose. Et ce beau petit menton… ce cou plus blanc que du lait… ces mains si fines et si blanches qu’on aurait peur de les salir et de les briser en y touchant de nos mains rudes et calleuses… Oh ! Seigneur-Jésus ! Oh ! sainte Brimbale, ma divine patronne ! que n’ai-je encore mes vingt ans ! Pourquoi vieillir et s’acheminer sans cesse et sans arrêt vers la triste décrépitude ? Et pourquoi tendre à nos vieilles bouches un fruit si jeune et si tendre ?…

La jeune femme, ayant essuyé ses larmes, rompit le silence.

— Non, père Brimbalon, je ne suis plus et ne veux plus être celle que vous avez connue à Ville-Marie au mois de juin dernier. Je ne veux plus me souvenir du passé. Oh ! ce passé… Savez-vous que j’ai été méchante ? Oui, j’ai été méchante puisque je souffre et j’expie aujourd’hui ! Et je veux expier toujours, père Brimbalon, il y a l’avenir… et je ne veux pas que cet avenir ressemble à mon passé. Je ne veux pas… écoutez bien, père Brimbalon, je ne veux pas qu’il rougisse plus tard de sa mère ! Pour lui je veux racheter ma vie, toute ma vie passée, pour lui seul, père Brimbalon. Me comprenez-vous ?

— Oui, oui, je vous comprends bien.

— Eh bien ! j’ai promis et juré. Mais dites-moi pourquoi vous avez été si longtemps sans venir ?

— Ah ! chère dame… il m’en coûtait de vous déranger pour rien. Je désirais bien vous voir, m’informer de votre santé, dire bonjour à dame Mélie… Oui, mais…

— Et lui… l’avez-vous revu ?

À ces paroles, la voix de la jeune femme trembla.

— Je l’ai revu à plusieurs endroits et à maintes occasions, mais, chaque fois, il était en compagnie de sa mère… pardon ! de la Chouette, sa mère adoptive. Alors, vous comprenez, je n’ai pas osé l’aborder.

— Mais quand il se rend au collège ?… Tous les matins, je le guette par cette fenêtre pour le voir passer…

— En ce cas, vous devez bien savoir qu’il n’est jamais seul ?

— C’est vrai, père Brimbalon, soupira la jeune femme. Oui, chaque fois qu’il va au collège sa mère adoptive l’accompagne. Ah ! craint-elle qu’on le lui enlève ? Est-elle si jalouse de son bonheur ? Ah ! oui, comme elle doit être heureuse de savoir qu’il l’aime… Et moi, sa mère, sa vraie mère…

— Vous dites, interrompit Brimbalon, que la Chouette l’accompagne chaque matin au collège… Mais non, il n’y a là qu’une simple coïncidence. Voyez-vous, chaque matin, la Chouette va rendre visite à son mari, Flandrin Pinchot, que Monsieur le Comte retient près de lui jour et nuit. Alors, tout en allant voir son Flandrin au Château, la Chouette fait route avec Louison.

— Flandrin Pinchot… murmura la jeune femme à part elle et comme si elle évoquait de lointains souvenirs.

— Comme vous le comprenez encore, reprit le mendiant, je ne peux pas m’approcher du petit Louison et lui confier devant la Chouette ce que vous m’avez dit il y a déjà longtemps.

— Ah ! non, ne lui confiez jamais rien devant la Chouette… Mais dites, père Brimbalon, quand, le soir, il revient du collège, alors qu’il fait noir et qu’il est seul, ne pourriez-vous pas…

— Je vous comprends, je vous comprends, belle dame ! Je n’avais pas pensé à ça. Oui, vous avez raison. Tenez ! aujourd’hui… ce soir, je le guetterai à sa sortie du collège…

— Ferez-vous ainsi que vous dites, père Brimbalon ? fit la jeune femme d’une voix suppliante. Oh ! Dieu, que je voudrais le voir… le voir seul avec moi ! Que je voudrais lui parler… le presser dans mes bras… l’embrasser… lui dire, lui répéter cent fois que je l’aime ! Si je l’aime, père Brimbalon… ah ! vous ne pourriez comprendre et je ne pourrais vous dire ! Mais, voyez-vous, il y a là un secret de la nature… C’est mon enfant… oui, mon enfant, mon petit Louis…

Elle ferma les yeux et prit à deux mains et avec force sa poitrine qui battait à se rompre.

— Ah ! émit-elle, que je suis malheureuse… J’aime mon enfant, et lui, mon enfant, ne m’aime point !…

Le mendiant voulut tenter quelque consolation.

— Il vous aimera, dit-il, il vous aimera parce qu’il a du cœur. Oh ! chère dame, je le connais votre petit Louis !

— Si vous disiez vrai… qu’il m’aimera !

— Il faut avoir confiance. Le bon Dieu ne peut pas vous laisser souffrir toujours. Si la joie et le plaisir n’ont qu’un temps, la peine aussi. Tout ça finira par se passer, croyez-moi. Oh ! j’en ai traversé moi aussi des épreuves et des infortunes. Voyez encore, je suis réduit dans ma vieillesse à la pire des misères, je suis obligé de mendier mon pain, j’ai à peine quelques fagots pour me chauffer, je n’ai pour vêtements que des loques, les gens que je croise sur mon chemin s’écartent de moi comme si j’étais un lépreux, les chiens de garde me sautent aux mollets, les malandrins me bâtonnent, et jusqu’au tonnerre, des fois, qui vient écraser ma cambuse… et pourtant, avec tout ça, je ne me plains pas !

La jeune femme n’avait pu réprimer un sourire. Car elle savait que Brimbalon possédait des tas d’écus en assez grande quantité pour lui permettre de vivre comme un bourgeois.

— Voyez-vous, jolie dame, quand on est malheureux et misérable comme je suis, on est