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LA FIN D’UN TRAÎTRE

nac, et là encore, il attendait une occasion favorable ou un heureux hasard.

Il voulut profiter de la circonstance créée par la venue à Québec de l’abbé de Fénelon.

Cette visite avait fait naître dans la capitale et parmi les habitants du Château un intérêt énorme, de sorte que tous les esprits, et l’on pourrait ajouter tous les yeux, s’étaient concentré sur l’abbé et le Comte. On se demandait avec la plus intense curiosité comment allait tourner l’événement. Le Comte allait-il plier et l’abbé remporter le trophée de la victoire ? Ou l’abbé échouerait-il piètrement dans sa mission ? C’est ce résultat problématique qu’on attendait de l’entrevue.

L’abbé était arrivé dans la capitale le jour précédent en magnifique équipage ; traîneau de luxe et chevaux de prix. Deux jeunes abbés l’accompagnaient en qualité de secrétaires, et deux laquais en belle livrée écarlate et dorée suivaient l’équipage. Dès son arrivée, l’abbé s’était rendu auprès de Monsieur de Laval avec qui il avait eu une longue conférence. Puis, il avait dépêché auprès du Comte de Frontenac l’un de ses secrétaires pour demander une entrevue. Frontenac fit rapporter à l’abbé que le lendemain, à onze heures précises, il lui accorderait l’entrevue désirée.

Le jour suivant, en effet, l’abbé de Fénelon était venu à l’heure fixée en compagnie de ses deux secrétaires, lesquels devaient noter les faits, gestes et propos de l’entrevue. Contre sa coutume, Frontenac avait reçu les visiteurs dans son cabinet de travail et non en la salle des audiences. Et Flandrin Pinchot, qui montait la garde, les avait introduits.

Perrot et son valet de chambre connaissaient l’événement, et, le matin de ce jour-là, le valet avait dit à son maître :

— Excellence, l’heure de votre libération a sonné. À midi, au plus tard, vous serez en liberté.

Perrot avait sursauté de surprise ; et, n’ayant pas saisi la pensée de son serviteur, il avait demandé d’une voix tremblante d’émotion mal contenue :

— Tu crois donc, mon ami, que Monsieur de Fénelon obtiendra ma mise en liberté ?

— Telle n’est pas ma pensée, Excellence. Au contraire, je crois et je suis certain que Monsieur de Fénelon va échouer dans sa mission.

Et, de suite, il expliqua le plan qu’il avait combiné la veille. Il allait apporter à son maître un froc d’abbé qui lui permettrait de se faire passer pour l’un des secrétaires de Monsieur de Fénelon, de sorte que les factionnaires, gardes, huissiers et portiers n’oseraient empêcher sa sortie du château. Quant à lui, il se vêtirait des habits du gouverneur et se donnerait un masque capable de ressembler aussi bien au visage du gouverneur de Ville-Marie. Il demeurerait le prisonnier de Monsieur de Frontenac jusqu’à ce que le roi eût donné l’ordre de sa mise en liberté.

— Vous voyez, Excellence, que tout est fort simple, acheva Le Chêneau ; il n’y faut mettre qu’un peu de sang-froid et d’audace.

Perrot était au comble de l’admiration.

— Mais, fit-il avec doute, ce factionnaire à ma porte pourrait bien éventer la mèche.

— Rassurez-vous, Excellence, je me charge de ce factionnaire.

Et il se retira après que Perrot eut consenti à jouer le rôle d’un abbé.

Le Chêneau avait tout préparé le jour précédent. Sous l’habit d’un huissier il était sorti du Château et avait pu se procurer les vêtements nécessaires.

S’étant rendu à sa chambre, il revenait peu après à l’appartement du gouverneur de Ville-Marie portant un paquet sous son bras. Le paquet contenait soutane, rabat, manteau et chapeau ecclésiastiques, cache-oreilles et souliers plats. Le Chêneau avait ajouté un habit d’huissier, pour parer à tout hasard malheureux, et deux poignards, l’un pour le sieur Perrot et l’autre pour lui-même.

— Il faut tout prévoir autant que possible, Excellence, fit-il remarquer. Si, à toute aventure, un fâcheux vous barrait le chemin, cette arme vous servirait à vous livrer passage.

— Et cet habit d’huissier ? interrogea Perrot avec curiosité.

— C’est une simple précaution, Excellence. Il peut me servir, on ne sait jamais.

Tout ayant été convenu, Le Chêneau se retira dans son appartement.

Si le factionnaire placé à la porte de Perrot demeurait indifférent aux allées et venues du valet de chambre, Flandrin, qui gardait la porte de Frontenac, ne l’était pas. Il trouva d’abord que le valet de chambre, ce matin-là, visitait son maître un peu plus souvent que d’habitude. Ensuite, ce paquet que le valet avait emporté à l’appartement du prisonnier avait suscité la curiosité de Flandrin et mis en éveil sa méfiance.

— Sang-de-bœuf ! se dit Flandrin, qu’est-ce que le sieur Perrot et son valet peuvent bien manigancer ce matin ? Je flaire quelque chose d’étrange, d’autant mieux que Monsieur le Comte m’a parlé d’un certain plan d’évasion que combinerait le sieur Perrot. Je pense qu’il serait à propos de faire part à Monsieur le Comte des choses extraordinaires que je flaire.

Il se mit à réfléchir. L’heure de l’entrevue accordée par le Comte à l’abbé de Fénelon approchait.

— Voyons ! se dit encore Flandrin, ce ne sera pas facile de déranger Monsieur le Comte une fois qu’il sera en entretien avec Monsieur de Fénelon. Ne vaudrait-il pas mieux lui parler de suite ?

Il le pensa, et c’est pourquoi il pénétra dans le cabinet du Comte. Il demeura là quelques instants. Puis il sortit pour reprendre son poste. Il était quelques minutes moins onze heures. L’abbé de Fénelon allait paraître. En effet, quelques minutes plus tard, un huissier précédait l’abbé et ses deux secrétaires et les conduisait aux appartements de Frontenac. Flandrin ouvrit la porte, s’effaça respectueusement, laissa entrer les trois abbés et referma.

L’huissier s’était déjà retiré.

Alors Flandrin se dit :

— Monsieur le Comte m’a donné l’ordre de me rendre, après la venue de Monsieur de Fénelon, à la porte cochère et d’empêcher la sortie de tout huissier qui ne sera pas muni d’un laisser-