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LA FIN D’UN TRAÎTRE

le Conseil, faute d’un quorum, n’avait pu siéger. Frontenac s’était senti blessé davantage, et, usant de son pouvoir, il avait émis les ordonnances.

Si Monsieur de Laval et l’intendant n’avaient pas paru à ce Conseil, c’est pour la raison qu’ils savaient tous deux que l’affaire des ordonnances n’étaient qu’un prétexte, et que devant ce Conseil Frontenac avait eu l’intention de faire passer le sieur Perrot en jugement. Or, l’évêque et l’intendant défendaient la cause de Perrot, et ils s’objectaient à la mise en jugement du gouverneur de Ville-Marie pour la simple raison que ni Frontenac ni le Conseil Souverain n’avait le pouvoir de juger dans cette cause, et seuls le roi et ses ministres avaient ce pouvoir. Ils soutenaient donc, avant d’entreprendre des procédures contre le gouverneur de Ville-Marie, qu’il fallait attendre les instructions de Louis XIV.

Comme on le conçoit, le Comte de Frontenac s’irritait de jour en jour contre ses ennemis à qui il voulait coûte que coûte imposer son autorité. Aussi, quelques jours après l’abstention volontaire de l’évêque et de l’intendant, le Comte ne fut-il pas d’humeur à recevoir les représentations de l’abbé de Fénelon venu à Québec pour plaider la mise en liberté du gouverneur Perrot. Une lettre du supérieur des Messieurs de Ville-Marie étant parvenue au gouverneur-général quelques jours auparavant. Quoique polie et respectueuse, la lettre exigeait la mise en liberté immédiate du sieur Perrot. La lettre ajoutait :

« Sauf l’outrage fait à un représentant du roi, c’est encore faire injure au roi lui-même et faire affront aux Messieurs de Saint-Sulpice qui ont appuyé la nomination du sieur François Perrot au gouvernement de Ville-Marie. »

Frontenac n’avait pas répondu à cette lettre, en ayant jugé certains termes discourtois et autoritaires.

Aussi, se montra-t-il intraitable avec l’abbé de Fénelon qu’il renvoya à Ville-Marie.

Étant donné cet état de choses, il n’y avait plus rien à faire du côté des gens de Monsieur de Laval que d’attendre au printemps suivant les ordres du roi, lequel, on l’espérait, ferait rentrer le gouverneur-général dans les limites bien définies de sa charge.

Voilà où en étaient les deux partis en guerre aux premiers jours de décembre.

Quant aux autres personnages, ceux-là qui appartenaient à la classe du peuple, ils se tenaient comme les premiers sur le qui-vive.

Flandrin Pinchot conservait toujours son poste au Château Saint-Louis, près du Comte de Frontenac. Seulement, il pouvait trois fois par semaine aller coucher en son logis de la basse-ville, un garde prenant sa place. Car plus que jamais Frontenac faisait garder sa porte, attendu qu’il avait eu vent de nouvelles menaces contre sa personne.

Donc Flandrin avait obtenu un peu de liberté et il pouvait aller vivre quelques heures au milieu des siens ; aussi était-il tout confiant en l’avenir et tout heureux. Mais sa femme, sans être malheureuse, ne vivait pas absolument à son aise. Elle redoutait sans cesse les entreprises de Sévérine pour reprendre son enfant, et elle ne pourrait être tranquille aussi longtemps que la mère de Louison vivrait en guettant, peut-être, l’opportunité de rentrer en la possession de son bien.

Louison guéri de sa blessure, poursuivait ses études aux Jésuites. Les derniers événements avaient mûri encore son caractère. Il n’avait pu se défaire du souvenir de sa mère, d’autant moins que, ayant appris qu’elle avait été très malade, il en avait ressenti un grand chagrin. Un jour, accompagné du mendiant Brimbalon, il était venu faire visite à sa mère. La vue de son enfant avait suffi pour tirer la jeune et malheureuse femme de ses défaillances et de ses languissements. Louison l’avait appelée « maman » et lui avait dit que, tous les jours, il priait pour sa santé et son bonheur.

Sévérine, avec un sourire moins affligé, lui avait recommandé :

— Prie surtout, Louison, prie Dieu qu’il me ramène mon enfant, car sans lui il ne saurait y avoir sur cette terre de bonheur pour moi !

Ces paroles avaient frappé l’adolescent au cœur.

Cette mère était malheureuse parce que son enfant qu’elle aimait par-dessus tout lui manquait !…

Louison médita. Et, dès lors, tous les jours en revenant du collège, il arrêtait à la petite maison de la rue du Palais et passait quelques instants avec Sévérine. Elle le recevait avec un plaisir inouï et lui prodiguait les marques les plus vives de sa tendresse ; mais, chose curieuse néanmoins, elle ne cherchait pas à le retenir, elle ne faisait aucune tentative pour le ramener à elle. Au reste, Louison lui avait dit une fois avec cette douce simplicité de l’enfant :

— Je vous aimerai bien, maman, pourvu que vous me laissiez aimer aussi l’autre maman.

Et Sévérine ne s’était pas opposée à cette juste exigence ; au contraire, elle l’avait encouragé dans son amour et sa gratitude à l’égard de ses parents adoptifs. Aussi, sans le savoir, elle s’était sensiblement rapprochée de son enfant par ce procédé, elle avait même commencé de se l’attacher.

En effet, peu à peu, il prenait goût à se rendre auprès de sa mère et à passer près d’elle de longs et doux instants. Il se sentait si heureux de se savoir tant aimé. Si la Chouette avait quelque sortie à faire, si, par exemple, elle se rendait au Château pour voir son mari, Louison profitait de ces circonstances pour aller voir sa mère. Naturellement, il n’en soufflait mot à la Chouette, par crainte que celle-ci n’en éprouvât quelque jalousie qui l’eût rendue malheureuse. Et Sévérine, avec l’espoir qui renaissait, avait repris le goût de vivre.

Telle était, en résumé, la situation de nos amis en ces premiers jours de décembre.

Restait le mystérieux mari de Sévérine, le père de Louison, le valet de chambre du sieur Perrot.

Le Chêneau n’avait pas eu l’occasion de mettre en œuvre ses projets de vengeance et de mort contre sa femme, mais son esprit ne demeurait pas inerte et sa vigilance inactive. Et comme on s’en doute, il ne négligeait pas non plus de travailler à la libération du prisonnier de Fronte-