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LA FIN D’UN TRAÎTRE

un plaisir de rassembler un équipage. Pour sa récompense, je lui donnerai le navire que j’aurai acheté. Oh ! je dépenserai la moitié de ma fortune, s’il faut !

Et Sévérine en est là de ses projets dont elle ne semble pas douter de la réussite, lorsque le heurtoir de la porte attire son attention.

Elle sursaute de surprise, puis elle murmure dans un élan d’espoir :

— Oh ! si c’était lui qui revient…

Elle court à la porte et l’ouvre fébrilement. Mais là, sa surprise se change en étonnement, son espoir s’évapore. C’est un homme qui se présente à elle… un homme qu’elle ne voit pas bien sur le moment et qu’elle ne croit pas connaître. Mais un peu d’espoir lui revient, en reconnaissant que cet homme porte l’uniforme des huissiers du Château Saint-Louis.

Elle demande avec vivacité :

— C’est Monsieur le Comte qui vous envoie ?

Car, qui pourrait dire ? si le Comte avait trouvé un moyen infaillible de lui faire ravoir son enfant ?…

Elle a encore cet espoir.

L’homme entre sans mot dire, enlève son large feutre et va se placer en pleine lumière…

Ah ! Sévérine le reconnaît trop bien. Elle fait un bond en arrière, défiante elle recule… on croirait qu’un monstre lui apparaît pour la dévorer.

— C’est toi… c’est toi encore ! fait-elle.

L’homme se borne à ricaner et va s’asseoir, il agit comme s’il était chez lui.

Sévérine le considère un long moment. La figure blême de l’homme porte un cachet de mélancolie ou de désespoir qui frappe la jeune femme et l’étonne. Est-ce que cet homme serait aussi la proie de quelque secrète et immense douleur ? Elle va le savoir, parce que l’homme se décide à parler.

— Tu souffres, Sévérine, dit-il doucement et d’une voix étouffée. Ne dis pas non, je le sais, je le vois. Tes yeux sont brûlés par les pleurs et ces pleurs sur tes joues livides ont tracé des sillons douloureux… Je m’y connais. Et si tu souffres, Sévérine, c’est à cause de ton enfant… c’est ton amour infini, pour notre enfant qui te fait tant souffrir. Car c’est notre enfant celui qu’on nomme Louison Pinchot. Il est à moi comme à toi. Et veux-tu le savoir ? Tout autant que toi, j’aime cet enfant !

— Tu l’aimes… fait Sévérine dans un souffle stupéfait.

— Mon amour, tu le comprends, diffère du tien, mais il agit sur moi comme il agit sur toi-même, avec la même force. Cet enfant est de mon sang, et le sang appelle le sang.

Cet homme qui parle ainsi, on le devine, est le mari de Sévérine, il s’appelle de son vrai nom René le Chêneau, c’est le père de Louison, c’est l’homme aux multiples avatars.

Sévérine s’est assise, ou plutôt elle s’est affaissée sur un siège comme sans force, sans courage, sans espoir.

Le Chêneau reprend :

— Si j’avais su plus tôt que notre enfant vivait, que Flandrin Pinchot l’avait adopté, il ne serait pas où il est.

— Où serait-il ?

— Au foyer de ses parents… avec nous deux.

Sévérine lança à son mari un regard inquisiteur pour découvrir si l’homme qui lui parlait ainsi était sincère.

Mais lui regardait distraitement les flammes de la cheminée.

— Malheureusement, poursuivit-il, je ne savais pas où il était ni ce qu’il était devenu.

— C’est toi qui me l’as ôté pourtant…

— Oui. Je l’avais confié à une pauvre femme de la basse-ville avant de quitter Québec pour aller à la recherche de la fortune. J’ai été éloigné plus longtemps que je pensais…

— Je l’ai cherché aussi cet enfant. Lorsque je l’eus retrouvé, il m’a accusée de l’avoir abandonné. Je n’ai pas osé lui dire que son abandon était dû à son père. J’ai dû lui mentir, lui raconter une histoire quelconque. Et quand il m’a demandé ce qu’était devenu son père, j’ai répondu qu’il était mort.

— Il est vrai que tu m’as cru mort, Sévérine. Mais je vivais, je cherchais toujours la fortune qui me fuyait. Enfin, découragé, je revins à Québec avec l’espoir de revoir ma femme et mon enfant. Ce fut pour mon malheur. D’abord, la femme à qui j’avais confié Louis avait disparu, elle était morte. L’enfant paraissait introuvable, peut-être avait-il succombé lui aussi à quelque maladie. Ensuite, je tombai dans le piège que tu me tendis… Tu sais le reste.

— Tout cela ne serait pas arrivé, si tu m’avais laissé mon enfant, gronda sourdement la jeune femme avec un accent hostile.

— C’est probable, Sévérine. Mais on ne sonde la profondeur de nos torts que longtemps après.

— Veux-tu me dire que tu reconnais tes torts envers moi ?

— Si tu veux, laissons le passé dans l’oubli. Nous nous sommes suffisamment expliqués à ce sujet, à Ville-Marie, au mois de juin dernier. Tu te le rappelles ?

— Oui, lorsque tu étais Monsieur Broussol, lieutenant de police du sieur Perrot, sourit la jeune femme avec sarcasme.

— Je le suis encore.

— Et cet uniforme de huissier ?

— Le vêtement n’a pour moi nulle signification.

— Le masque seulement… fit Sévérine narquoise.

— Le masque ?… Je ne comprends pas.

— Je veux dire le déguisement, le maquillage, la métamorphose, sous lesquels tu caches sans cesse ta véritable identité. Car tu crains toujours pour ta tête, tout lieutenant de police que tu es. Et tu crains d’autant plus que ton maître, malgré sa puissance, se trouve prisonnier du Comte de Frontenac. Tu sais cela ?

— Si je le sais… puisque je suis le valet de chambre de Son Excellence de Ville-Marie.

— Je n’en suis pas surprise. Aussi, après avoir connu le sieur Broussol à Ville-Marie, je n’ai pas été trop étonnée de voir à ma porte, puis au Château Saint-Louis, le sieur Basile Legrand, musicien ambulant…

— Mais tu le fus doublement en me reconnaissant sous l’enveloppe du duc de Bonneterre, ricana Le Chêneau.

— Je reconnais que tu possèdes de beaux ta-