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LA FIN D’UN TRAÎTRE

— Oui, Chouette, il est chez la fille de Maître Jean…

— Pauvre Louison… soupira la jeune femme en se mettant à pleurer.

— Ne pleure pas, ma bonne Chouette, notre Louison est entre bonnes mains… Et d’ailleurs, n’est-ce pas sa mère ?

— Oui, oui, je sais tout cela, mon pauvre Flandrin. Mais tant que Louison n’aura pas choisi entre elle et moi, il me semble que…

— Il faut laisser ça à la volonté du bon Dieu, ma jolie Chouette, interrompit Flandrin. Et si, au pis aller, il arrive que le bon Dieu se range du côté de la mère de Louison, eh bien ! bonne bonne Chouette… excellente Chouette, pense un peu à l’autre… à celui qui vient ! Oui, nous aurons avant bien longtemps un autre enfant… Et nous en aurons deux encore, trois, si tu le veux… quatre, cinq… autant que tu voudras, ma bonne bonne Chouette.

Et Flandrin, attendri, dévoré d’amour, embrassait sa femme.

— Je te comprends, mon Flandrin, sourit la Chouette dans ses larmes. Mais rien n’empêchera que j’aurai bien du chagrin en perdant notre Louison.

— Et moi, donc ? Mais consolons-nous en attendant l’avenir. Peut-on savoir toutes les joies qui nous sont réservées en compensation de nos chagrins ?

— Tu as peut-être raison, mon Flandrin. Allons ! je te quitte pour aller voir Louison… oui, je veux le voir, l’embrasser… Et toi, Flandrin, embrasse-moi encore avant que je te laisse !

Flandrin la pressa contre lui pour la couvrir de baisers.

— Tout de même, ce que je t’aime, ma Chouette !

— Et moi ? et moi ? Flandrin… Ah ! tant que tu m’aimeras ainsi, sois sûr que je te le rendrai bien. Bon ! je me sauve. À demain, Flandrin, à demain… Je viendrai comme avant, dans la matinée. Ah ! si Monsieur le Comte voulait te laisser un peu plus libre que tu n’es…

— Écoute, Chouette, si notre Louison est trop malade pour pouvoir retourner à notre logis, tu viendras coucher avec moi ce soir… tu viendras aussi longtemps que Louison ne pourra revenir à la maison. Veux-tu ?

— Ah ! si je veux, mon Flandrin, je ne demande que ça. Eh quoi ! encore : penses-tu que, sans Louison, je pourrai vivre seule dans notre cambuse déserte ? Non, je ne pourrais pas. Je viendrai donc coucher avec toi, mon Flandrin… mais seulement au cas où je ne pourrai ramener Louison à notre logis.

Et dans la crainte que son mari n’essayât de la détourner des projets qu’elle méditait dans sa tête et dans son cœur affligé, elle s’en alla bien vite et courut à la maison de Sévérine.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pendant que Flandrin et sa femme s’entretenaient ainsi, un homme sous la livrée d’un valet paraissait dans le corridor et se dirigeait vers l’appartement du sieur Perrot toujours prisonnier du Comte de Frontenac. Le factionnaire chargé de veiller la porte du prisonnier, connaissant le valet, introduisit une clef dans la serrure et le laissa entrer dans l’appartement de Perrot. Puis il referma la porte, tourna la clef et mit celle-ci dans sa poche.

Cet homme était le valet de chambre du gouverneur Perrot.

En voyant paraître son serviteur, Perrot lui demanda de sa table où il travaillait :

— Avez-vous des nouvelles de cette émeute ?

— Excellence, le calme est rétabli. Il n’y a que deux morts parmi la plèbe et une trentaine de blessés d’un côté et de l’autre… c’est une bagatelle.

— À qui s’en prenait-on ?

— À l’intendant-royal d’abord à cause d’un édit que le peuple veut faire révoquer ; ensuite, à Flandrin Pinchot qui a tiré la rapière contre le peuple pour protéger l’intendant et appuyer son édit.

Perrot sourit.

Ce jour-là, le gouverneur de Ville-Marie rédigeait, ou plutôt il achevait de rédiger un mémoire destiné au roi de France. Il en était, depuis son emprisonnement, à son cinquième rapport, et dans chacun il s’ingéniait à vitupérer Frontenac qu’il accusait de tous les crimes et de tous les abus de pouvoir. Comme on le pense bien, aucune correspondance ne sortait des appartements de Perrot pour prendre la voie de France ou même celle de Ville-Marie. Hormis les lettres à sa femme qu’examinait scrupuleusement un secrétaire de Frontenac, celui-ci interceptait toutes les autres missives. Il avait écrit à l’abbé de Fénelon le priant de faire pression sur le Comte et ses amis pour obtenir son élargissement ; mais le Comte avait retenu la lettre. Perrot le savait si bien qu’il voyait toute l’inutilité d’envoyer ses rapports au roi, certain qu’il était que Frontenac les aurait saisis. Toutefois, il comptait sur un hasard pour leur faire prendre le chemin de leur destination. Depuis qu’il avait les services de ce valet de chambre, il espérait bien réussir à expédier ses mémoires. Le valet de chambre, en effet, avait réussi à soudoyer un huissier moyennant la forte somme, et l’huissier avait déjà fait parvenir à Ville-Marie certaines lettres de Perrot. Mais quant aux rapports du prisonnier écrits pour le roi de France, c’était une autre affaire. Chaque navire qui partait, ainsi que l’avait rapporté l’huissier au valet de chambre, était minutieusement fouillé par des commis du Comte, de sorte qu’il eût été bien risqué et bien imprudent de tenter l’expédition de ces mémoires. Néanmoins, son valet de chambre avait réussi, par l’entremise de l’huissier, à expédier une lettre à l’ancien intendant Talon. Du moins on croyait que la lettre ou l’on avait cru que la lettre avait pris la route de France, mais on s’était trompé. Un agent de Frontenac, monté sur le navire en partance, avait saisi la lettre au moment où l’huissier la remettait à un matelot. Cet agent, qu’on avait pris pour un voyageur et que l’huissier ne connaissait pas, s’était interposé de la façon suivante :

— Je connais parfaitement le sieur Jean Talon, et vu que je me rendrai à Versailles pour affaires avec certains ministres du roi, je me chargerai volontiers de cette lettre.

Sans méfiance aucune, l’huissier lui avait remis