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LA FIN D’UN TRAÎTRE

qu’il avait appris que la Chouette n’était pas sa mère, il avait éprouvé la même crainte, il n’avait plus osé, malgré la coutume qu’il en avait depuis longtemps, lui dire « maman », car il sentait qu’il devait réserver ce « maman » pour celle qui lui avait donné le jour.

Mais cette crainte, dans le cœur de l’enfant, allait s’éclipser, comme elle s’était évanouie avec la Chouette. Par sa douceur, sa patience, son excessive tendresse, Sévérine allait enfin s’entendre appeler « maman » de la bouche de son fils tant aimé.

Pour la centième fois, elle avait embrassé tout ce beau petit visage qui était si bien modelé sur le sien et elle avait murmuré avec un nouvel accent de supplication auquel il n’était pas possible de résister :

— Tu as dit tout à l’heure, mon Louison, que tu m’aimes. Veux-tu me le dire encore ? Oui, dis-le moi, ça me fait tant plaisir…

— Oh ! oui, je vous aime bien, maman !

— Maman… !

Sévérine s’y attendait si peu à cette minute précise qu’elle faillit perdre l’équilibre et s’abattre sur le tapis de sa chambre. Puis, éperdue de joie et de bonheur, elle se jeta amoureusement sur son enfant retrouvé…


VII

L’AVATAR.


Louison ne se trompait pas en songeant que la Chouette devait s’inquiéter à son sujet.

Ce jour-là était jour de congé aux Jésuites, Louison était resté à la maison et, dès le matin, il avait pris ses livres pour préparer ses leçons du jour suivant. Car il était studieux, et, se trouvant le premier de sa classe, il entendait s’y maintenir à la tête.

Lorsque l’émeute éclata vers le milieu de la matinée, les clameurs de la populace se répandirent sur toute la ville. Un peu plus tard, des coups de feu crépitèrent. Tous ces bruits paraissaient venir de la place du marché et arrivaient aux oreilles de la Chouette et de son fils adoptif.

— Mon Dieu ! avait fait une fois la Chouette avec inquiétude, — qu’est-ce qui peut bien se passer ?

Le collégien décida d’aller aux renseignements. Des voisins quittaient précipitamment leur domicile et couraient vers la place du marché au pied de la rue du Palais. L’écolier suivit ces gens. Il arriva au marché au moment où Flandrin, à la tête de ses trente gardes, chargeait les émeutiers. Mais ceux-ci avaient pour eux le nombre et la force, et bientôt Flandrin, séparé de ses gardes, à bout de souffle et cerné de tous côtés, se trouvait à la merci de la meute irritée. Louison vit le danger que courait son père adoptif. Avisant plus loin un garde blessé et gisant sur le sol, il courut à ce garde, s’arma de sa rapière et chargea la populace par derrière. Si le collégien n’avait ni la taille ni la force d’un homme, il possédait l’agilité et la souplesse ; et aimant les armes autant que l’étude, il excellait dans celles-là autant que dans celle-ci. Il maniait déjà toutes les armes avec une habileté remarquable.

Il commença donc par s’ouvrir un large chemin dans la tourbe, piquant des reins, des bras, des nuques, et quelquefois, sans le vouloir, il enfonçait dans les chairs son arme un peu trop profondément, de sorte que du sang jaillissait, que des émeutiers, grièvement blessés, s’abattaient sur le sol… On sait comment il avait sauvé Flandrin de la mort et mis fin à l’émeute.

Demeurée seule en son logis, la Chouette avait attendu le retour de l’écolier avec une grande impatience et non sans la plus vive anxiété. Connaissant le goût de l’adolescent pour les armes, elle redoutait que, entraîné par la fougue du jeune âge, il ne fit des siennes. Sans être précisément d’humeur batailleuse, Louison avait un certain penchant pour la bataille. Sous ce rapport, il avait hérité du tempérament de son père adoptif, ou, plus justement, il s’était modelé à son insu sur le caractère de Flandrin Pinchot. Quoique paisible, doux, soumis et quelque peu timide d’ordinaire, à l’occasion il trouvait en lui une audace insoupçonnée, et, très brave par nature, il ne craignait pas les coups à recevoir et moins encore les coups à donner. Il ne songeait pas à chercher noise à personne, mais doué d’une noble fierté il entendait faire respecter sa personne, défendre ses droits ou ceux de ses parents et amis et prêter le secours de son jeune bras à quiconque en avait ou pouvait en avoir un légitime besoin.

Si donc il y avait émeute ou bagarre, la Chouette s’imaginait fort bien que Louison serait tenté d’y prendre part soit du côté du plus faible, soit du côté de la justice ou du droit. Aussi, l’anxiété de la jeune femme redoublait-elle à mesure que le temps s’écoulait.

Les bruits de l’émeute s’étaient tus, midi avait sonné, une heure… deux heures… trois heures… Louison ne revenait pas.

La jeune femme n’y put tenir davantage. Troublée par un mauvais pressentiment, elle s’habilla à la hâte pour courir au Château Saint-Louis et, là, demander à Flandrin ce qu’il savait.

Flandrin Pinchot était à son poste, montant la garde devant la porte du Comte de Frontenac. On ne découvrait plus sur sa personne les marques de la bataille, il était habillé tout flambant neuf des pieds à la tête.

Il calma en peu de temps les inquiétudes et les appréhensions de sa femme.

— Ma bonne Chouette, dit-il, rassure-toi sur le compte de Louison. Il a été blessé, c’est vrai, mais rien de grave. J’ai rencontré le père Brimbalon, il a vu Louison après l’échauffourée et m’a affirmé que notre enfant n’a reçu qu’une écorchure à la tête.

— Mais où est-il ? Où est-il ? fit impatiemment la jeune femme.

— C’est juste… où il est… J’oubliais de te le dire, répondit Flandrin en hésitant. Eh bien !… il est avec sa mère.

La Chouette tressaillit et son visage rosé devint subitement blanc comme neige et son cœur se serra au point qu’il fit mal.

— Est-il possible qu’il soit chez cette femme ! dit-elle d’une voix qui tremblait.