Page:Féron - La fin d'un traître, 1930.djvu/19

Cette page a été validée par deux contributeurs.
17
LA FIN D’UN TRAÎTRE

— Oh ! je suis tout à fait tranquille au sujet de celui-là, il ne pourrait pas m’échapper.

— N’importe ! méfiez-vous. C’est peut-être le dernier service que je vous rends, et je vous le rends avec plaisir.

— Pourquoi, le dernier ?

— Parce que je ne suis plus celle que vous avez connue. Désormais, je vivrai dans la solitude.

— Vraiment ? Et moi qui méditais le projet de vous emmener résider au château…

— Impossible, Excellence. J’ai oublié le passé. Si j’ai commis des fautes, je veux les réparer et les expier.

— Que ne vous retirez-vous dans un couvent ? voulut plaisanter le Comte.

— J’y avais pensé, Excellence, répondit gravement la jeune femme. Mais j’ai un enfant à qui je veux vouer le reste de mes jours.

— Un enfant ?… Je parie que je devine… N’est-ce pas le fils adoptif de Flandrin Pinchot ?

— Vous le connaissez ?

— Je lui ai prédit qu’il ferait un homme.

— Merci, Excellence, c’est un homme que j’en veux faire aussi.

— N’oubliez pas qu’il est, par adoption, l’enfant de Flandrin et de sa femme la Chouette.

— Je veux le ravoir.

— En serez-vous capable ?

— Vous m’aiderez, Monsieur le Comte ?

— Comment ?

— Comment ?

— Ordonnez à Flandrin de me rendre mon fils, voilà tout.

— Si Flandrin refuse ?

— Il ne pourra pas refuser.

— Ne vaut-il pas mieux, ma chère amie, d’aller vous-même consulter Flandrin ? Allez lui soumettre votre revendication. Flandrin est un brave cœur, il se rendra plutôt aux prières d’une mère qu’à mes ordres dans cette affaire. Et quoi qu’il arrive, je vous prêterai mon appui. Allez voir Flandrin, et s’il refuse, nous aviserons. Tenez, Flandrin est là dehors avec six gardes qui m’accompagnent, je vais le faire entrer.

— Oh ! non, n’en faites rien, Monsieur le Comte, dit vivement la jeune femme avec trouble. J’irai le voir comme vous me le conseillez. Mais je désire auparavant préparer mon plaidoyer.

— C’est juste, fit le Comte en se levant pour se retirer.

— Vous ne partirez pas ainsi, Excellence… Permettez-moi de vous offrir le pain et le vin !

— Merci, je ne peux pas demeurer plus longtemps. J’ai mon courrier à terminer. La nuit prochaine, mon brigantin part pour la France avec une cargaison de pelleteries. Ah ! au fait, nos amis, Polyte et Zéphir, accompagnent l’équipage, ils ne reviendront qu’au printemps.

Frontenac gagna la porte pour se retirer. Mais la jeune femme le retint un moment.

— Monsieur le Comte, dit-elle, je ne saurais plus vivre sans la présence de mon enfant près de moi. Vous m’avez dit que vous me prêterez votre appui s’il en était nécessaire. Eh bien ! je ne saurais accepter sans vous donner un gage de ma reconnaissance, et c’est pourquoi je vous dis de suite, quoique j’aie décidé de vivre retirée, que vous pourrez compter sur mon dévouement en quelque temps que ce soit. Si ma vie peut vous être utile, commandez !

— Je n’exigerai rien de tel. Je vous souhaite seulement de ravoir votre enfant et de vivre heureuse avec lui.

Et le Comte s’en alla en pensant ceci :

— Loin de comploter contre mes jours, cette femme serait prête à donner sa vie pour moi !

IV

VAINE DÉMARCHE.


Après le départ du Comte, Sévérine se mit à réfléchir à tout ce qui s’était dit entre elle et Frontenac. Puis, elle prit la résolution de se rendre auprès de Flandrin Pinchot dans l’après-midi même de ce jour. Elle ne voulait pas remettre au lendemain et encore moins à plus tard cette démarche, trop anxieuse qu’elle était au sujet du succès de la tentative qu’elle allait faire. Et s’il était écrit que ses droits sur son enfant prévaudraient, elle voulait que cet enfant lui fût remis au plus tôt.

Mais il y avait dans cette démarche auprès de Flandrin Pinchot un point inquiétant : Flandrin la connaissait sous deux noms différents : celui de Lucie et celui de « La fille de Maître Jean ». Pour la fille de Maître Jean, Flandrin était tout prêt à se faire tuer ; mais, d’un autre côté, il était non moins prêt à tuer Lucie, laquelle, une nuit du mois de mai dernier, l’avait frappé d’un poignard dans une ruelle de la basse-ville. Et elle avait dupé Flandrin, elle s’en était fait un jouet dans certaine intrigue où Flandrin lui était devenu nécessaire. Et pour mieux le gagner à elle, elle avait entretenu avec lui des amours platoniques. Pour échapper à la colère de Flandrin, pour obtenir de lui ce qu’elle allait lui demander, il importait donc qu’elle se présentât à lui comme la fille de Maître Jean. Elle devait donc faire disparaître ses cheveux blonds sous la perruque de cheveux noirs, et, à l’aide d’une pommade, modifier son teint. Cependant, elle se sentait dégoûtée de faire la comédienne, elle ne voulait plus jouer un double rôle. L’avenir ne devait plus lui réserver qu’un rôle unique, celui de la mère.

Elle réfléchit. Peut-être que le Comte de Frontenac saurait arranger la chose ?… Oui, avant de voir Flandrin, elle parlerait au Comte. Et elle décida de se présenter au Château telle qu’elle était, avec sa robe de velours noir et ses cheveux blonds. Mais, sur ses cheveux blonds, elle jetterait une écharpe, puis elle voilerait son visage, de sorte que Flandrin pourrait difficilement la reconnaître pour Lucie.

Elle quitta sa maison vers les deux heures de l’après-midi. Une écharpe bleue couvrait sa tête et un voile noir les traits de son visage. Sur sa robe de velours, elle avait jeté une large mante de soie noire doublée d’hermine.

Le Comte était à son Cabinet et sur le point de descendre à la salle des audiences où des fonctionnaires l’attendaient pour prendre ses avis sur certaines mesures d’administration.