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LA FIN D’UN TRAÎTRE

ses genoux, elle s’abîma dans ses tourments et son désespoir.

Louison vit que la pendule marquait six heures et demie. Une heure s’était écoulée depuis que le mendiant Brimbalon l’avait introduit auprès de sa mère. Il se dit que la Chouette allait s’inquiéter à son sujet, et il résolut de partir. Non sans un certain regret, car son cœur s’émouvait devant la douleur de cette femme qui l’aimait, il se dégagea doucement des deux bras qui l’entouraient. La jeune femme ne le retint pas, elle était comme inconsciente. Louison se dirigea vers la porte sans songer à attendre le mendiant qui demeurait dans la cuisine avec Mélie. Mais Brimbalon parut tout à coup. Un simple coup d’œil lui permit de juger de la situation de la mère et du fils.

Il s’approcha de la jeune femme et dit :

— Je pense, madame, qu’il est temps de ramener Louison chez la Chouette. Je connais la femme de Flandrin, elle doit être déjà très inquiète de l’absence prolongée de son enfant adoptif. Même que je ne serais pas étonné d’apprendre qu’elle est à sa recherche par la ville.

Sévérine sortit de sa douloureuse rêverie et dit en gémissant :

— Vous aussi, père Brimbalon, vous ne voulez pas que je garde mon enfant avec moi ! Pourquoi, alors, me l’avez-vous amené ?

Le mendiant lui dit à voix basse ces paroles :

— Ne désespérez point. Le bon Dieu vous le ramènera un jour. Tout s’arrange dans ce monde. Ayez confiance.

Ces paroles d’encouragement et d’espoir ne pouvaient apaiser les tourments de la jeune femme. Les yeux fermés, les deux mains crispées sur son sein suffocant, elle demeura immobile comme clouée sur son fauteuil par la douleur.

Le mendiant s’éloigna vers la porte où l’attendait Louison. Mais au bruit de la porte qui s’ouvrait, la jeune femme se dressa soudain et courut vers son enfant. Elle le reprit dans ses bras, pour le presser encore sur elle, pour couvrir son visage de baisers. Il y avait de la folie dans ses yeux. Ses baisers étaient violents, comme furieux. Quelque chose paraissait gronder en elle, s’agiter avec véhémence ou rage, se révolter, rugir. Puis, brusquement, elle abandonna Louison, porta ses deux mains à son front et se mit à reculer en chancelant jusqu’au milieu de la salle.

Brimbalon avait ouvert la porte, et celle-ci se referma peu après sur le mendiant et l’enfant.

On eût dit que le bruit de la porte en se refermant tuait le cœur de la jeune femme ; elle poussa un grand cri, et comme elle chancelait de plus en plus, elle courut à un tête-à-tête pour s’y laisser choir. Elle ne put l’atteindre, car, perdant l’équilibre, elle roula sur le tapis de la salle… Mais elle n’était pas inanimée ni privée de connaissance ; elle haletait, hoquetait, étouffait… Mélie accourut à son secours.

III

UNE VISITE INATTENDUE DU COMTE DE FRONTENAC.


On sait que le gouverneur de Ville-Marie, François Perrot, se trouvait prisonnier du Comte de Frontenac au Château Saint-Louis. Perrot avait emprisonné le lieutenant des gardes, Bizard, venu lui porter les ordres du Comte. Indigné, le Comte avait ordonné à Perrot de venir à Québec non seulement pour donner des explications, mais encore pour faire des excuses. Perrot s’était rendu à l’ordre, mais ayant refusé de faire des excuses, Frontenac l’avait retenu prisonnier.

Le Comte n’avait pas eu la malignité de faire jeter le gouverneur de Ville-Marie dans un cachot des salles basses du Château ; Perrot avait été confiné dans un appartement du premier étage, sur le corridor où se trouvaient les appartements du Comte, et la porte de Perrot faisait vis-à-vis à celle du cabinet de Frontenac. Un factionnaire gardait la porte du prisonnier, tout comme Flandrin Pinchot gardait celle du Comte, mais avec cette différence que l’un empêchait la sortie et l’autre l’entrée.

L’appartement de Perrot comprenait deux pièces : un beau salon qu’on avait transformé en cabinet de travail, et une chambre à coucher. L’unique issue de cet appartement était la porte du corridor. Quoique prisonnier, le gouverneur était traité avec tous les égards dus à son rang.

Deux jours après son arrestation, Perrot, un soir, aperçut un papier qu’une main inconnue venait de glisser sous sa porte. Il prit le papier et, non sans surprise et joie, lut la note suivante :

« Excellence, vous ne pouvez vivre sans les services d’un valet de chambre. Demandez au Comte de Frontenac la faveur de faire venir près de vous votre valet de chambre resté à Ville-Marie. Le Comte ne saurait vous refuser, et je viendrai. Il me faudra peu de temps, après, pour ouvrir la porte de votre prison et vous rendre à la liberté. »

Pour signature, cette note avait le nom « Broussol ».

Quoique le gouverneur de Ville-Marie eût à l’esprit de graves sujets de méditation, il sourit.

— Voilà un homme d’un dévouement inlassable, se dit-il. Par malheur, tout ce qu’il entreprend ne semble pas lui réussir. Il y a certainement contre lui une étrange fatalité qui le poursuit partout. Cet homme mystérieux m’a assez longtemps intrigué ; mais je sais maintenant ce qu’il est et ce qu’il cherche. De son vrai nom, il s’appelle René le Chêneau. Il a épousé, plus de quinze ans passés, la fille d’un huguenot qu’il a abandonnée après deux ou trois ans de vie commune. Après douze années de séparation, lui et elle se sont rencontrés par simple hasard, puis, par je ne sais quelle machination, sa femme a réussi à le faire condamner à la potence. Un miracle l’arracha à la mort. Lui, alors, jura de se venger de ceux qui l’avaient condamné à cette mort ignomi-