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LA FIN D’UN TRAÎTRE

bien me ressembler par les traits du visage, mais elle ne pouvait pas avoir mon cœur de mère ! Non, mon Louis, je n’étais pas cette femme que tu dis !

— Ah ! ce n’était pas vous… fit l’écolier comme avec allègement.

Néanmoins, dans ses regards il y avait du doute, un reste de méfiance et d’incrédulité, et la jeune femme surprit tout cela. Il importait de faire disparaître doute et méfiance dans l’esprit de l’enfant, sans toutefois outrepasser, si possible, les bornes de la vérité.

— Cette femme dont tu parles, Louis, je l’ai connue. Elle n’était pas si méchante que tu penses, car elle était malheureuse. Quand le malheur fond sur nous, on est sujet à perdre l’équilibre et le sens de la justice. Cette pauvre femme, toute bouleversée par les coups de l’adversité, tourmentée, torturée, s’imaginait que tout le monde était la cause de ses infortunes, et elle en voulait à tout le monde. Elle parlait et agissait sous l’empire de la démence. Elle ne savait pas sur quoi elle posait ses pieds, elle les eût posés sur une vipère sans y voir le danger d’une morsure mortelle. Ses paroles tombaient de ses lèvres sans les entendre. Bref, elle n’avait pas la conscience d’aucun de ses actes ou de ses gestes. Non, ce n’était pas une méchante femme, mais une pauvre malheureuse seulement qui ne saurait mériter que ta pitié. Mais moi, vois-tu, je suis ta mère, et je t’aime… et une mère qui aime son enfant ne peut pas être une méchante femme.

— Si vous êtes ma mère, pourquoi ne m’avez-vous pas gardé près de vous quand j’étais tout petit ?

Cette question ne troubla pas trop la jeune femme, car elle pouvait maintenant s’attendre à tout.

— Oui, mon Louis, tu as le droit de me demander pourquoi je ne t’ai pas gardé près de moi. Mais ne vas pas me blâmer trop tôt. En toute vérité, je ne t’ai pas abandonné. Est-ce qu’une mère peut abandonner son enfant qu’elle aime et chérit ? Non. Seulement, il arriva que je me vis, un jour, sans foyer et sans pain. J’errais par la ville en quête d’un gîte. Il me restait seulement quelques écus. C’était au commencement de l’hiver, comme aujourd’hui, mais il y avait de la neige et il faisait plus froid. Je te serrais contre ma poitrine pour te réchauffer. Je ne trouvais pas de gîte. Et puis, il fallait me chercher du travail. Pouvais-je le faire sans te laisser aux soins de quelque charitable personne ?… J’allai me réfugier dans une taverne. Le tenancier, que la mort a depuis emporté, se chargea pour moi et moyennant mes derniers écus d’aller te porter à une brave vieille femme. Elle était seule, vivant de pauvres rentes. Elle accepta avec joie de te prendre sous ses soins. D’ailleurs, je lui fis promettre par le tavernier quelques écus de temps en temps au fur et à mesure que j’en pourrais gagner. Je restai au service de ce tavernier un mois, c’est-à-dire le temps nécessaire pour gagner la somme qu’il me fallait pour aller ailleurs me chercher une meilleure place. Je gagnai Ville-Marie. Veux-tu savoir une chose de suite ? Je m’étais promis de te gagner une fortune, si je pouvais. Eh ! bien, j’ai réussi. Mais on ne peut gagner une fortune à servir les ivrognes d’un cabaret. Je m’occupai de la traite des pelleteries pour le compte de nos négociants, et je dus voyager d’un bout à l’autre du pays. Après quelques années, étant déjà en possession d’une belle somme d’argent et me trouvant de passage en cette ville, je courus chez ce tavernier pour m’informer de toi. Le tavernier était mort. Je fis quelques recherches pour apprendre, à la fin, que cette vieille femme chez qui tu avais été placé était partie elle aussi pour l’au delà. Il y avait déjà huit ans que je ne t’avais pas revu. Je cherchai partout pour savoir ce que tu étais devenu, j’interrogeai une foule de gens, mais personne ne pouvait me renseigner. Alors, j’ai pensé que tu avais trépassé. Je pleurai et je portai ton deuil. J’aurais pu vivre à Québec, mais je ne le voulus pas, j’y retrouvais de trop tristes souvenirs. Pour échapper à mon chagrin, à ma douleur, je me remis à voyager… Mais tout de même, ton image me poursuivait partout, et j’étais malheureuse…

La jeune femme se tut, de ses yeux les larmes recommencèrent à jaillir.

Elle embrassa longuement l’adolescent… avec plus de force, plus de joie, elle le pressa encore contre elle.

Louison ne pouvait mettre en doute cette narration de la jeune femme, il y avait trop de sincérité et de vérité dans sa physionomie, son accent et ses paroles pour demeurer sceptique. Il y avait trop d’amour dans son cœur pour douter un seul instant que cette femme ne disait pas la vérité. Et ses larmes presque incessantes, n’étaient-elles pas le cachet indéniable de son amour ? Ses baisers brûlants, ses caresses inlassables, les cris qui montaient de son cœur ne prouvaient-ils pas que cette femme était une mère qui aimait son enfant… et une mère qui aime son enfant peut-elle tromper, mentir ? Non, ce n’était pas possible.

La jeune femme continuait de pleurer, et lui regardait d’yeux toujours étonnés et timides ces larmes, et s’il n’eût fait effort sur lui-même, il eut pleuré aussi.

La jeune femme essaya bien de refouler ses pleurs, mais elle n’y pouvait parvenir.

— Que mes larmes, mon petit Louis, ne t’inquiètent pas ! Elles me viennent de la joie immense, désordonnée, que j’éprouve à te tenir dans mes bras un moment. C’est la première joie réelle que je ressens en mon cœur de mère depuis de longues et terribles années.

Et ses lèvres sur les lèvres de Louison, elle dit :

— Embrasse-moi à ton tour… embrasse ta mère, mon Louison !

L’adolescent ne pouvait plus demeurer indifférent, il ne pouvait plus résister à ce cœur de mère qui s’ouvrait tout grand pour lui. Très émotionné, très craintif encore, il posa ses lèvres sur les joues brûlantes de sa mère.

Sévérine poussa une exclamation de folle joie, et avec une ardeur nouvelle ou une sorte de furie qu’elle ne pouvait contenir elle serra l’enfant sur elle et l’y tint ainsi longtemps sa bouche posée, écrasée presque sur son front.