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LA FEMME D’OR

— Or, vous savez comme moi qu’une femme qui occupe à elle seule une loge au théâtre — cette femme fût-elle vieille, laide, insignifiante — que cette femme, dis-je attire toujours l’attention ?

— C’est juste, dit Lavoie.

— D’autant plus juste, avoua Alban Ruel, que j’ai moi-même lorgné quelque peu la loge.

— Celle du balcon, à gauche ? demanda Lavoie.

— Celle-là même. N’est-ce pas, Audet ?

— C’est très exact. Mais tu n’as pas lorgné la femme ?

— Comment donc ! J’ai même reconnu que cette femme était jeune et pas laide du tout !

— Et qu’elle était habillée de noir ?

— Parfaitement, j’ai vu tout cela.

— Eh bien ! mon cher ami, sourit l’avocat-criminaliste, tu n’as pas vu que cette femme par quatre fois m’a regardé !

— Vraiment ? Mais…

— Et que, par quatre fois — ces quatre fois-là — elle a porté à ses narines un bouquet de violettes et de myosotis !

— Tu es sûr que ce regard était pour toi, et que ces fleurs respirées par quatre fois étaient à ton intention ?

— Très sûr… puisque, à chaque fois également, elle m’a souri.

— Elle t’a souri ?… Le reporter très ému par la curiosité et la surprise regardait l’avocat d’un œil presque désorbité.

— Elle m’a souri… et pour que ce sourire ne fût pas surpris par le regard indiscret du curieux, la femme en noir l’a vivement dissimulé dans les fleurs.

— Je n’y comprends rien ! déclara le reporter.

— Moi, je comprends, s’écria Lavoie ; c’est clair comme le jour. La femme en noir regardait maître Audet, en le regardant elle souriait… c’est assez naturel ?

— Après ? interrogea le journaliste.

— Après, par crainte que le sourire ne fût aperçu de toi, de moi ou d’autres, elle élevait le bouquet à ses lèvres.

— Soit, répliqua le journaliste, j’admets que tout cela fut ainsi. Mais comment, je me le demande, cette femme en noir, qui regarde notre ami, lui sourit même, si tu veux, oui, comment peut-elle avoir un rapport quelconque avec LA FEMME D’OR ?

Jacques Audet quitta son siège, fit le tour de la table pour se dégourdir les jambes, vint se rasseoir, tira de fortes bouffées de son cigare et dit :

— Alban, cette femme en noir… c’est LA FEMME D’OR !

Ruel et Lavoie sursautèrent et pâlirent. Puis ils se mirent à considérer Audet avec un regard dans lequel on pouvait lire cette interrogation :

— Veut-il se moquer de nous ?

L’avocat sourit, se leva de nouveau, et, tout en marchant dans la pièce que les trois amis occupaient, se mit à parler ainsi :

— Je vous étonne, n’est-ce pas ? Mais je vous étonnerai bien davantage tout à l’heure. Je dois vous dire d’abord quels furent mes débuts dans l’étude de la Loi. Durant mes années collégiales je me suis toujours senti porté vers l’étude de la criminalité. Dès mon entrée à l’Université Laval j’allai offrir mes services de cléricature à l’un de nos meilleurs criminalistes. J’avoue que j’y acquis une très forte théorie dans la psychologie et la procédure criminelles. Mais cela ne me suffisait pas. Il me fallait mieux que des théories. Un jour, je lus dans un journal qu’une certaine agence policière de Chicago demandait un jeune homme possédant la connaissance de la langue française. On n’exigeait pas l’expérience du métier. J’écrivis à l’agence et l’informai de ma situation. Je terminais alors mes trois années de droit. On me répondit que mes services seraient acceptés. Dès mes examens passés, je me rendis à Chicago. J’y séjournai trois mois. Je fus transféré à Cleveland, dans l’Ohio, ou je travaillai trois autres mois. À cette époque l’agence centrale de Chicago décidait d’établir une sous-agence à Montréal. Je fus de suite envoyé à ce poste en qualité d’inspecteur. C’était un avancement. Mieux même : c’était pour moi un avantage immense ; car, après avoir étudié la procédure criminelle américaine et m’être initié aux secrets et aux mille trucs de l’apache de là-bas, je venais en la cité de Montréal faire les mêmes études, c’est-à-dire en cette ville où nous sommes et où j’allais, plus tard, pratiquer ma profession de criminaliste.

Eh bien ! mes amis, il y a ce soir exactement cinq ans que je suis venu mettre mes services à la disposition de cette sous-agence policière, et il y a exactement deux ans et demi que la FEMME D’OR m’a échappé.

— Deux ans et demi ! interrompit Alban Ruel. Ça doit manquer d’actualité !

— Peut-être ! Mais ça ne manque pas de sensation !

— Aussi, en ayant tout plein du métier de policier, me décidai-je, après cette affaire, d’ouvrir mon bureau d’avocat.

— Il nous faut maintenant cette aventure ! proposa l’architecte en allumant une cigarette.

— Non… pas avant que nous ayons vidé une autre bouteille de vin, déclara Alban Ruel.

Ce disant, le reporter appuya sur un timbre placé sur la table.

La minute d’après, un garçon entrait, prenait la commande, apportait un peu plus tard la bouteille rutilante et s’en allait.

On trinqua, on alluma de nouvelles cigarettes, et Jacques Audet, s’étant assis cette fois, poursuivit son récit.

— Je ne vous raconterai pas, dit-il, toutes les péripéties de cette chasse à LA FEMME D’OR. Je vous dirai seulement, comment l’ayant enfin capturée, si je puis m’exprimer ainsi, elle m’échappa tout à coup sans que je pusse jamais savoir depuis ni comment elle s’était échappée, ni comment j’étais sorti du guêpier dans lequel je m’étais fourré.

— Avant d’aller plus loin, interrompit encore le reporter, veux-tu nous dire pourquoi on l’appelait LA FEMME D’OR ?

— Ta question est tout à fait raisonnable. C’était une femme très jeune, rousse de cheveux — des cheveux splendides, très soyeux,