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la corvée

trage ? ne pas riposter à l’injustice ? Or le sang de ses hommes bouillait, et, le jour précédent, ce sang avait éclaté… Hélas ! une fois encore ils n’avaient pas été les plus forts ! Quand on n’a pas d’armes contre des fusils et des glaives, que peut-on faire ? Aujourd’hui on se contraignait, on serrait la mâchoire, et par l’effort de la volonté et avec l’espoir d’avoir son heure de revanche on serrait les lèvres plus fort que la mâchoire, pour que ces lèvres ne proférassent point des paroles impétueuses, virulentes, ou des imprécations aux soldats.

Mais ces soldats… était-ce leur faute ? N’étaient-ils point, eux aussi des galériens ? N’avaient-ils pas une consigne ? un devoir d’obéissance et de soumission ? Étaient-ils plus exempts de la tyrannie ? Ne devaient-ils pas souffrir de la même chaleur, endurer les mêmes rayons brûlants qui tombaient du ciel ? Est-ce à eux qu’on devait s’en prendre ? ou bien au maître qui les payait pour faire ce métier ? Car ces soldats, au fond, eussent souhaité être loin de là, sous un abri quelconque, à la caserne… à moins qu’ils n’eussent désiré l’ordre de fusiller sans plus ces six gueux ! Quoi qu’il en fût, comme ceux-ci ils affectaient le plus grand stoïcisme. Eux aussi marchaient dans le soleil sans murmurer ni se plaindre… ils marchaient d’un pas rythmé et sec. Droits, guindés et graves dans leurs tuniques rouges, ces dix soldats anglais tenaient le fusil à l’épaule, chargé, prêt à faire feu. Les baïonnettes au clair étincelaient sous les feux du ciel. La procession était affreuse…

Hors des rangs marchait l’officier qui, sur l’équipe prisonnière, tenait un regard plein de fiel ; de temps en temps ce regard s’illuminait, un sourire moqueur passait fugitivement sur les lèvres de cet homme, et il semblait s’égayer aux souffrances des victimes. Oui, étrange et affreuse procession : n’aurait-on pas cru voir une escouade de bourreaux conduisant à la potence une chaîne de condamnés ?

Le regard de l’officier s’arrêtait surtout sur le père Brunel et sur le jeune homme qui suivait immédiatement, Jaunart. Alors, les yeux de l’officier avait une expression de haine intraduisible. Car c’était le père Brunel et Jaunart qui, la veille de ce jour, avaient entraîné leurs compagnons à se révolter contre la tyrannie.

Pourtant, le père Brunel était un homme au caractère doux et soumis. Il était de Saint-Augustin, à quelques lieues de Québec seulement où il cultivait quelques beaux champs. Il avait été pris par la Corvée parce qu’il n’avait pas encore soixante ans. La Corvée réclamait tous les hommes valides compris entre les âges de seize à soixante ans. Ses quatre fils, miliciens sous le général Montcalm, avaient été tués durant les campagnes de la guerre de Sept Ans : l’un avait trouvé la mort à Carillon ; un autre s’était fait tuer à Montmorency ; les deux derniers avaient héroïquement donné leur vie, au printemps de 1760, sur les Plaines d’Abraham. Aujourd’hui, il ne lui restait plus que sa femme et deux filles respectivement âgées de 17 et 19 ans. Le père Brunel avait dû quitter son foyer et sa terre avant que fût terminé l’ensemencement de ses champs ; et pour achever la besogne il avait laissé, bien à contre-cœur comme on le pense, trois faibles femmes. Néanmoins, ces femmes courageuses feraient face à la fatalité, et lorsque la monstrueuse Corvée lâcherait sa proie plus tard, le père Brunel trouverait toutes choses à l’ordre. Mais quand reverrait-il sa bonne terre, sa chère femme et ses filles tant aimées ? Retournerait-il jamais à ce foyer où il avait laissé tout son cœur ? On peut facilement s’imaginer les angoisses et les inquiétudes de ces hommes et se faire une assez juste idée des souffrances qu’ils enduraient. Quoi d’étonnant si, des fois, le souffle de la rébellion leur faisait redresser la tête !…

Pourtant, le père Brunel pouvait se compter quelque peu chanceux d’avoir pour compagnon de travail « un pays » avec qui il pouvait s’entretenir des êtres et des choses de « la maison » : ce « pays », c’était Jaunart. Mieux encore : Jaunart était un futur gendre au père Brunel. Les Brunel et les Jaunart possédaient, en effet, en arrière de St-Augustin chacun un bien bout à bout. De voisins on était devenu amis, et plus tard, tout probablement on deviendrait parents par alliance. Jaunart, Emmanuel de son nom de baptême, mais qu’on appelait Manuel tout court… était le plus jeune d’une lignée de onze enfants, et il avait alors 22 ans. Quatre de ses frères étaient aussi aux corvées quelque part il ne savait où. Il aimait le père Brunel autant que son propre père, et c’est pourquoi il s’indignait contre la corvée qui enrégi-