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la corvée

d’hui, on prenait des précautions, voilà tout !

L’officier poussa la porte…

— Marche ! commanda-t-il.

L’équipe et l’escorte s’ébranlèrent, celle-ci renfermant celle-là.

Dehors, on marcha sous un soleil terrible qui, depuis quelques jours, brûlait la cité et les campagnes. Pas une brise pour rafraîchir… L’atmosphère avait une odeur de plomb fondu. Les maisons étaient closes et les rues du faubourg désertes. La ville paraissait morte. Vers les quatre heures seulement l’animation coutumière reprendrait. Ça et là on découvrait quelques habitations entourées de jardins dont les arbres ployaient tristement sous une ramure à demi roussie. Néanmoins, de ces ombrages moins que frais s’élevaient quelquefois des rires d’enfants heureux. C’était tout… seulement ces petites voix joyeuses évoquaient au cœur des malheureux qui marchaient à la corvée des souvenirs doux et cruels à la fois…

Ils marchaient d’un pas plus alourdi sous l’atroce chaleur, chaque homme tirant l’autre par la chaîne qui les reliait tous les six, et ils montaient vers le mur qui ceinturait à ville haute. Dans ce mur on voyait encore une immense brèche que les canons des Américains y avaient faite en 1775, et qui n’avait pas été réparée depuis.

C’est donc à cette brèche que se rendaient ces gueux et ces soldats qui les conduisaient.

Ah ! oui, gueux et pauvres gueux !… Toutes les souffrances s’accumulaient sur leur tête : aux humiliations et aux affronts s’ajoutaient la cruelle séparation d’avec des êtres chers et la nostalgie du foyer lointain. Sans pitié pour eux ni pour leurs femmes ni pour leurs enfants l’affreuse corvée militaire les avait pris, arrachés de leurs maisons et courbés brutalement sous sa férule. Frederick Haldimand, lieutenant gouverneur du pays, avait continué le système dit « des corvées » que son prédécesseur, Carleton, avait établi. Sous Carleton le système avait été supportable, quoique trop tyrannique encore ; avec ses moyens d’exemption le peuple s’en était tiré tant bien que mal et mieux que pire. Sous Haldimand, les corvées furent une abomination, et l’ignoble botte des soudards étrangers pesa bien lourdement sur le pays entier et ses habitants. La corvée fut décrétée sans exemption, de Montréal à Rimouski. Cela fut un immense filet qui enleva tous les hommes valides parmi la classe des paysans et ouvriers campagnards. Dans les villes on saisissait les hommes inoccupés, même si l’ouvrage, interrompu pour quelques jours, allait reprendre bientôt, et on dépêchait ces gens, par charretées dans les chantiers de construction du gouvernement. Souvent les pauvres diables devaient faire le trajet pédestrement pendant deux et, quelquefois, trois jours, escortés de militaires à cheval. Un grand nombre étaient expédiés sur les frontières pour travailler à la construction de forts nécessités pour faire un barrage contre les tentatives possibles d’invasion par les armées révolutionnaires des bords de l’Atlantique. Pendant de longs mois les champs furent abandonnés aux femmes, aux vieillards, aux enfants ; et c’était à un moment que les foyers canadiens se relevaient faiblement des ruines et décombres entassées par les régiments maraudeurs du général Wolfe. Réduit à la plus grande misère et à un dénuement complet en 1759, le paysan n’avait pas encore repris le dessus, et sans pitié on se remettait à le pressurer et le tyranniser. Alors que sa terre demandait tout son effort continu et redoublé, on le volait à sa terre pour le placer au service d’un gouvernement mesquin. Mesquin ? Mesquin ? Ah, oui ! Croit-on que ces misérables de la corvée étaient payés… entendons bien les simples manœuvres ? Parlons-en : « un demi-shilling par jour », ou trois shillings par semaine dans les chantiers où l’on ne travaillait pas le dimanche. Certes, dans le temps « trois chillings », c’était un peu quelque chose. Encore, si on les avait touchés et mis dans sa poche ces trois shillings… Mais non ! Car si la chemise venait à manquer, il en fallait une autre : alors Monsieur le fournisseur du gouvernement vous vendait fort gracieusement une chemise de toile bleue ou rouge moyennant « Cinque Shillings ». Il est vrai de dire que c’était de la toile d’Angleterre… oui, mais « de la petite toile » comme le remarquaient avec une douce ironie les grand’mères du pays qui s’y connaissaient en « toile ». Et le soulier, quand il était fini ?… « Seven Shillings, Sir » Et la culotte ?… « Eleven Shillings, my Dear Sir !… » Or, lorsqu’on était libéré, on rentrait chez soi bien fourbu, le ventre