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la corvée

ombragé de beaux arbres. Une allée conduisait à une petite maison de ferme bien modeste, c’est vrai, mais ayant un air coquet avec ses lierres qui grimpaient aux fenêtres, quelques carrés de fleurs qui croissaient sous les soins assidus de Mariette et Clémence, et aussi avec un beau et vaste jardin potager tout à proximité.

À la plus grande joie de Mariette ce fut Jaunart qui accourut à la portière.

Nous ne peindrons pas la joie de Jaunart en revoyant sa fiancée, ni celle de la mère malade lorsque Mariette et Clémence se jetèrent dans ses bras. Seulement, cette joie se trouvait bien assombrie par les inquiétudes et les angoisses. Car il sembla que sur toutes ces têtes flottait le fardeau d’un malheur.

Cependant, Beauséjour put à ce moment encore ramener l’espoir dans tous les cœurs, ce dont on lui sut gré. Mais ce fut avec un chagrin profond qu’on le vit repartir pour Québec, et Clémence fut incapable de retenir ses larmes.

— Ne pleurez pas, Clémence, murmura-t-il, puisque je reviendrai demain. Vous savez bien que je dois sans plus de retard m’occuper de votre père. Ayez confiance et tâchez le plus possible d’épargner à votre mère les chagrins et les inquiétudes.

Il l’embrassa, ou plutôt elle se suspendit à son cou et mêla avec le plus grand abandon ses lèvres aux siennes.

Beauséjour, plus ému qu’il ne le laissait voir, se dégagea doucement de cette agréable étreinte et se dirigea vers la berline. Le cocher avait fait manger un peu d’avoine à ses chevaux, les avait abreuvés avec l’aide de Jaunart, et il était prêt à repartir.

Avant de monter en voiture, Beauséjour prit le jeune paysan à l’écart et lui dit à voix basse :

— Mon ami, je dois te dire à toi, puisque tu es un homme, que j’ai une grande inquiétude au sujet du père Brunel. Je crains bien qu’il soit mort. Mais mort ou blessé, je le ramènerai demain. En tout cas, prépare les choses pour le pire, et si je dois ramener un cadavre, que sa vue ne soit pas fatale à la mère de Mariette. Allons ! je compte sur toi…

— C’est entendu, monsieur, vous pouvez compter sur moi, répondit le jeune paysan.

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Et, en effet, le lendemain soir, tard dans la veillée, deux ouvriers de la ville, que Beauséjour accompagnait, apportaient dans une charrette le cadavre du père Brunel. La scène fut si poignante que les deux ouvriers et Beauséjour lui-même ne purent retenir leurs larmes. Heureusement, la mère et ses deux filles avaient gardé le pressentiment de ce malheur, et, pour ainsi dire, elles y étaient un peu préparées. En outre, Beauséjour s’ingénia à les consoler, et sa présence dans cette maison de deuil et, un peu plus tard, la venue du curé de la paroisse agirent comme un baume bienfaisant sur trois douleurs immenses.


XVIII

NOUVELLE FUSILLADE


L’affaire de la brèche avait fait un grand bruit dans la cité. Le lendemain, la Gazette citait tout au long le drame que nous avons essayé de décrire, mais ce journal évitait tout commentaire.

Barthoud avait été amené devant le gouverneur pour répondre à l’accusation d’avoir fait exécuter un homme sans ordre d’un tribunal militaire. Il expliqua qu’il avait donné cet ordre pour protéger sa vie et celle de ses soldats que le bloc de pierre, lancé par le père Brunel, avait menacés. Il fut exonéré de l’accusation et renvoyé à son poste. Il y eut bien par la ville des murmures d’indignation contre cette procédure de juges partiaux, mais deux jours après l’affaire était ou paraissait oubliée.

Un homme, pourtant, n’oubliait pas… c’était Beauséjour !

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Le sixième jour après la tragédie de la brèche, vers midi, un jeune paysan se présenta chez la veuve du père Brunel. Il s’était arrêté dans la porte ouverte et souriait doucement.

C’était une belle grande salle, enjolivée et parfumée par maints bouquets de fleurs, et là Mariette et Clémence entouraient leur mère malade et lui offraient leurs soins. Et Jaunart était là assis un peu à l’écart.