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la corvée

— Oh ! comme j’ai hâte… comme j’ai hâte de revoir mon pauvre père !

La berline avançait rapidement dans l’ombrage des ormes.

— Ah ! la voici la brèche… deux ou trois arpents à peine.

La tête penchée dans la portière, Beauséjour regardait…

Clémence, inclinée vers lui, anxieuse et impatiente, attendait, ou plutôt elle guettait l’ordre qui arrêterait le cocher et sa voiture.

Plus calme, en apparence, Mariette surveillait le visage de Beauséjour, et elle aussi, non moins impatiemment que sa sœur, attendait que le jeune homme donnât l’ordre au cocher d’arrêter. Alors elle serait toute prête à sauter par la portière et à courir à son père avec le beau papier libérateur qu’elle serrait précieusement dans sa petite main et que le général Haldimand en personne, avait signé.

Mais tout à coup une formidable détonation éclata qui parut ébranler ciel et terre… ou plutôt une affreuse mousquetade crépita non loin de l’endroit où roulait la berline.

Toutes deux en même temps, et comme si un mauvais pressentiment les eût assaillies, Mariette et Clémence poussèrent un cri déchirant.

Beauséjour, toujours penché dans la portière, apparaissait livide et comme médusé… Car il venait d’assister à un drame épouvantable : il avait vu tout à coup un homme sur la maçonnerie… un homme qui levait au bout de ses bras un énorme bloc de pierre… et un bloc de pierre qu’il lançait avec force vers un point quelconque… Puis, soudain, l’éclatement de la foudre… Et l’homme sur la maçonnerie de la brèche avait chancelé, puis il était tombé… Et cet homme — ah ! Beauséjour, hélas ! l’avait trop bien reconnu — c’était le père Brunel !

— Mon père ! Mon père ! cria tout à coup Mariette en se dressant et en voulant pousser la portière…

Alors Beauséjour, sans savoir, par instinct peut-être, repoussa durement la jeune fille qui retomba sur son siège, et d’une voix forte, impérieuse, il commanda au cocher :

— Fouette, mon ami, fouette et roule vers Saint-Augustin !

Alors Clémence se jeta sur lui…

— Ah ! mon père… mon pauvre père… gémit-elle d’un air implorant…

Beauséjour ne savait que faire ni que répondre. Mais le cocher avait fouetté ses chevaux et la berline, après avoir dépassé la brèche, filait avec une vitesse vertigineuse vers la Porte Saint-Louis.

— Mon père !… Mon père !… suppliait Clémence en secouant avec force Beauséjour.

— Ah ! ma Clémence chérie, soyez courageuse… Nous reviendrons chercher votre père… Ah ! voyez… oui voyez votre sœur Mariette !

Clémence jeta un nouveau cri d’alarme… Mariette, à cette minute, était écrasée sur la banquette qu’elle occupait, et elle était évanouie serrant toujours dans sa main blanche comme neige l’ordre qui libérait son père de son esclavage.

Et tandis que la voiture allait à toute course sur la route de Saint-Augustin, Clémence pleurait à larmes brûlantes sur le corps inanimé de Mariette…


XVI

LE DRAME DE LA BRÈCHE


Que s’était-il donc passé de si terrible ?…

Au midi de ce jour l’équipe des « Glébards », tout comme à l’ordinaire, était retournée à la caserne pour la « gueulée », selon l’expression du temps. Là, le père Brunel qui ne manquait pourtant jamais d’appétit, n’avait pu manger sa maigre pitance.

De suite ses compagnons de travail s’étaient alarmés et lui avaient demandé s’il était malade.

— Non, je ne suis pas malade, avait répondu le vieux seulement, je sens là encore cette boule… cette boule qui semble grossir toujours. Je ne sais pas ce que ça veut dire.

Cette « boule » en sa poitrine, dont il ne pouvait expliquer la nature, c’était ce ferment de colère, de révolte, ce tourbillon qui, une fois, avait paru s’apaiser et s’anéantir, mais qui, depuis la fin du jour précédent, recommençait sa danse échevelée. Lorsque, après le départ de la brèche de sa fille Mariette, dont les lourds sanglots avaient crispé tous les cœurs, le père Brunel s’était écrasé, presque évanoui, sur la maçonnerie, son mal mystérieux au fond de