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la corvée

Et il s’éloigna de sa démarche hardie et fière.

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Il était trois heures de l’après-midi lorsque Mrs Lockett parut : elle apportait l’ordre qui libérait le père Brunel, et cet ordre était signé de la main du général Haldimand.

— Allez présenter ce papier au lieutenant Barthoud, à la brèche, et de suite votre père sera libre.

Les deux jeunes filles tombèrent à genoux devant la dame, et, à travers un flot de larmes joyeuses, elle la remercièrent au nom de leur père et de leur mère.

Émue et heureuse, Mrs Lockett caressa de la main les deux jeunes filles tout à tour et souhaita à chacune la paix et le bonheur. Puis elle les releva pour les embrasser longuement, et, après quelques civilités à Mme Laroche, elle se retira, elle se retira en pleurant. Car, disons-le, cette femme sans enfants avait senti au fond de son cœur un vide immense depuis que Mariette et Clémence, avec le charme de leur jeunesse, lui étaient apparues. Oh ! comme ces deux gracieuses jeunes filles eussent comblé le vide ! Hélas ! elles ne lui appartenaient pas. Et maintenant, après un si doux contact, elle s’en séparait et peut-être pour toujours. Alors le vide, dans son cœur, s’était brusquement fait abîme sans fond et la souffrance qui en résultait faisait couler de ses yeux des larmes dont elle n’avait pas même jusqu’à ce jour soupçonné l’existence.

Ce fut peu après le départ de la dame anglaise que Beauséjour reparut : une berline attelée de deux chevaux fringants attendait à la porte cochère du couvent. Un cocher en belle et brillante livrée maintenait les deux bêtes d’une main sûre. Oh ! c’est que le jeune homme aimait à faire les choses dignement.

Seulement, Mariette ne voulut pas quitter la ville sans se rendre à la basse-ville pour remercier le bon tavernier et sa femme, ceux-là même qui lui avaient donné une si généreuse et bienveillante hospitalité.

— Qu’à cela ne tienne, répondit Beauséjour. Nous nous ferons conduire d’abord chez ce brave homme, puis de là nous gagnerons la brèche, nous prendrons avec nous votre père et nous filerons sur la route de votre foyer.

Après beaucoup d’épanchements entre les jeunes filles et Mme Laroche, Beauséjour, qui voyait l’heure avancer, donna l’ordre du départ. Peu après, la berline avec ses voyageurs roulait vers la basse-ville.

Énorme fut la surprise du tavernier et de sa femme à l’apparition de ce magnifique équipage, car jamais si bel équipage n’arrêtait devant leur porte. Et leur surprise ne fut pas moindre lorsqu’ils virent descendre de la voiture la gentille Mariette, toute rayonnante.

Beauséjour et Clémence demeurèrent dans la voiture et pour de bonnes raisons. Le premier avait aperçu non loin de là deux officiers anglais qui avaient l’air de scruter la physionomie des passants, et, se souvenant des recommandations de Mrs Lockett, il jugeait prudent de ne pas se montrer. Quant à Clémence, elle voulait tenir compagnie au jeune homme et profiter de l’occasion pour échanger un mot d’amour avec lui. D’ailleurs elle ne connaissait pas le tavernier non plus que sa femme, et il lui paraissait préférable, en somme, de laisser Mariette s’acquitter à elle seule de sa propre dette de reconnaissance.

Mariette, en effet, ne voulait pas s’éloigner de la ville sans payer sa dette. Et non seulement paya-t-elle en paroles de gratitude, mais aussi en déposant dans la main de la tavernière une poignée de belles pièces d’or.

Éblouis et confondus, le tavernier et sa femme embrassèrent Mariette avec la plus grande tendresse, lui firent tous les souhaits de bonheur imaginables, puis la reconduisirent à la voiture avec autant de respect qu’ils en eussent prodigué à une princesse. Et sous leurs yeux émerveillés la berline vira de bord pour s’engager sur le chemin qui longeait les jetées du fleuve.

Beauséjour avait donné au cocher des instructions précises, et dix minutes après la berline pénétrait dans la haute-ville et roulait sur le chemin qui suivait le mur jusqu’à la brèche.

— Allons ! dit alors Beauséjour pour faire prendre patience à ses deux compagnes, bientôt nous aurons atteint la brèche.

Car très souvent Clémence murmurait à l’oreille du jeune homme.