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la corvée

rouges qui l’écrasait. Écarté des autres habitations et entouré de ruines et de décombres, ce bâtiment offrait une physionomie répulsive et on l’aurait pu prendre pour une léproserie.

Si, à vrai dire, la lugubre baraque n’était pas un bouge à lépreux, elle pouvait bien être une prison ou quelque chose de ressemblant : car là, sous la surveillance de soldats anglais et hors des heures de travail, étaient entassés les malheureux que le sort avait désignés pour les corvées. Le sort, avons-nous dit ?… Oui, le sort né de la tyrannie !

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Deux heures de relevée vont sonner… juillet 1779.

Par équipes de six ou dix hommes, chaque équipe escortée de deux soldats, les « conscrits » quittent la baraque et gagnent d’un pas traînant le port où l’on répare d’anciennes jetées où de nouvelles y sont élevées.

La baraque est déserte… Non ! il y demeure une dernière équipe. Mais celle-ci ne va pas aux jetées, elle travaille ailleurs. Et au lieu d’avoir deux soldats pour escorte, elle a l’honneur d’en avoir dix que, par un immense surplus d’honneur, commande un officier.

Les dix soldats sont rangés en double haie, capote rouge au dos, fusil au pied, dans une petite pièce carrée qui est l’entrée de la caserne. L’officier portant haut et beau, demeure le dos tourné à la porte de sortie, il a l’épée au côté, et sa main gauche agite une cravache, tandis que sa main droite tient une petite feuille de papier blanc sur laquelle sont inscrits les noms de six vigoureux paysans canadiens. D’une voix impérative il appelle :

— Brunel !

Une porte, au fond, est toute grande ouverte sur une longue salle obscure, et par cette porte paraît un grand vieux, tout brûlé de soleil, osseux, à l’œil gris, honnête et fier. Il pénètre dans la petite pièce, marche d’un pas lourd, mais ferme encore, entre les deux rangées de soldats, et s’arrête net face à l’officier et à trois pas.

— Jaunart ! appelle ensuite l’officier.

Voici un jeune homme, de taille moyenne, le teint hâlé comme celui du vieux, mais plus léger, plus souple, et dont la mine est peut-être un peu trop gouailleuse pour le goût de l’officier qui, à sa vue, fronce le sourcil. Le jeune paysan, le regard rusé et la lèvre retroussée par un demi-sourire narquois, vient se placer derrière le vieux.

L’officier jette encore quatre noms :

— Malouin !… Saint-Onge… Michaud !… Gignac !…

Ce sont quatre autres travailleurs de la terre… De même que le vieux Brunel, on les reconnaît de suite ces défricheurs de la vallée Laurentienne : ils ont pris la physionomie du sol qu’ils ont labouré. De la terre qui donne le bon pain ces paysans gardent l’odeur vivifiante. On les reconnaît à la prunelle de leurs yeux en lesquels se reflètent le beau ciel qu’ils ont tant regardé, la forêt puissante qu’ils ont abattue ; et les regards de ces hommes sont aussi droits et purs que les premiers sillons qu’ils ont ouverts de la charrue dans la chair toute virginale du sol canadien. On peut les reconnaître encore par l’accent qu’ils ont conservé des premiers et prodigieux colons de France : ils en sont tout le portrait vivant et résistant.

Voici donc la dernière équipe au complet, six hommes à la file… six cœurs honnêtes et vaillants entre deux rangées de fusils !

Sur un geste de l’officier, l’un des soldats déroule une chaîne pourvue de six bracelets d’acier et, très habilement, pose un bracelet au poignet droit de chacun de ces hommes. Et ces hommes qui, l’instant d’avant, pouvaient avoir un air serein, frissonnent au contact injurieux de ces fers. Sous la couche du hâle on peut voir blêmir leur figure, on peut voir leur front se contracter sous un souffle de colère, leurs yeux lancer des flammes. Les lèvres se sont tordues pour réprimer une protestation, et l’on sent qu’il a fallu un effort surhumain pour calmer le flot du sang… Tous purent se contenir. Jaunart, le plus jeune de ces braves, retrouva son sourire gouailleur tombé, un moment, de ses lèvres. Les autres reprirent une attitude digne. Oh ! quelle maîtrise de soi il fallait pour subir une telle humiliation, surtout lorsqu’on savait que les autres paysans, leurs frères, n’allaient pas à la corvée enchaînés comme des malfaiteurs. Ah ! c’est que ceux-ci, la veille de ce jour, avaient osé se rebeller contre l’indigne traitement dont ils étaient l’objet. Contre eux, aujour-