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j’ai pu lui dire quelques mots concernant le père Brunel, et après lui avoir parlé de ses deux charmantes enfants et de sa femme malade, il a paru s’intéresser à leur sort. Il aurait bien désiré s’entretenir un moment avec Mademoiselle Mariette et sa sœur, mais toutes deux avaient déserté notre logis.

— Madame, vous êtes bien bonne, murmura Mariette un peu confuse, et après avoir agi, ma sœur et moi, ainsi que nous avons fait, nous ne méritons plus ni votre estime ni votre pitié.

— Rassurez-vous, mon enfant, je ne tiens nullement compte de votre action, car je comprends quels tourments vous agitaient. La preuve en est que je suis bien contente de vous retrouver, puisque je pourrai vous conduire auprès de mon mari, au Château, et vous aider à plaider votre cause. Voulez-vous venir ?

— Avec la plus grande joie, Madame, car j’ai grande confiance en vous, répondit Mariette dont les yeux brillaient de reconnaissance.

— C’est bien, nous irons de suite au Château par crainte que mon mari ne s’absente. Quant à vous Monsieur Beauséjour, je vous conseille une fois encore de chercher un refuge sûr contre ceux qui vous cherchent.

— Mais, Madame, s’écria le jeune homme, c’est impossible. J’ai promis à Mademoiselle Clémence de lui ramener sa sœur…

— Ah ! c’est vrai, sourit la dame anglaise, il y a la sœur de Mademoiselle… Eh bien ! je ne veux point vous faire manquer à votre promesse. Voyons ce qu’il y a de mieux à faire… Chose certaine, sur cette place publique vous êtes exposé aux plus grands dangers. Tenez ! dissimulez le mieux possible votre présence dans une rue avoisinante et guettez notre retour, voulez-vous ?

— J’accepte votre conseil, Madame, avec toute ma gratitude.

— C’est bien, mon ami, je suis contente et rassurée. Venez, Mademoiselle…

Elle prit la main de la jeune fille et l’entraîna vers le Château.

Un moment, Beauséjour les regarda aller ; puis, tout rempli d’espoir dans la mission de Mrs Lockett, il gagna une rue voisine pour attendre le retour de Mariette.


XIV

COMMENT BARTHOUD SE VOIT VIVEMENT TANCÉ


À cette même heure, à la brèche, deux officiers supérieurs faisaient leur apparition et s’arrêtaient un peu à l’écart pour demeurer, quelques instants, immobiles et silencieux. Ils paraissaient observer avec attention les travailleurs, et leurs regards se fixaient surtout sur le père Brunel. Le vieux paysan comme à l’ordinaire travaillait méthodiquement, mais plus lentement à cause de cette chaîne que Barthoud, ce jour-là encore, avait fait mettre à ses poignets. Le visage pâli, l’œil terne, le dos voûté, le pauvre maçon avait un air misérable qui émouvait.

Barthoud, à quelques pas de là, avait fait le salut réglementaire à l’arrivée des officiers, et maintenant il attendait, non sans une certaine anxiété, que ces derniers vinssent à lui. De temps en temps il dardait un coup d’œil vers le père Brunel, et chaque fois une étincelle de joie et de triomphe illuminait sa prunelle. Car Barthoud, disons-le, pour avoir pris avec le maçon une telle précaution que celle de lui faire passer aux poignets une chaîne, s’attendait à des félicitations de la part des deux officiers supérieurs. Par là aussi il espérait écarter de lui les remontrances et reproches des officiers pour n’avoir pu empêcher ou prévenir l’évasion de Jaunart. Tout de même il n’était pas tranquille, et c’était justement cette évasion de Jaunart qui le taquinait.

Peu après, les deux officiers s’approchèrent de Barthoud et à leurs galons on pouvait reconnaître un colonel et un major. Le colonel, sur un ton péremptoire, commanda aussitôt, en fixant Barthoud d’un œil sévère et en désignant le père Brunel :

— Faites enlever la chaîne des poignets de cet homme !

À cet ordre rude et sans préambule Barthoud rougit violemment ; puis, la voix tremblante de crainte ou de confusion, il commanda à l’un de ses soldats d’exécuter l’ordre donné par le colonel.

Le père Brunel avait entendu l’ordre de l’officier, de même que les autres travailleurs de la brèche, et lorsqu’il eut été débarrassé de la chaîne, il se tourna vers les