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tout à coup, ne voyait-il pas sa « petite fille » égarée, abandonnée dans un taudis de la ville ? Et ainsi que sa pauvre femme malade, Clémence ne l’appelait-elle pas à son secours ? N’entendait-il pas sa voix déchirée par le plus grand désespoir ? Ne voyait-il pas son beau visage tout décomposé par l’horreur ?

Et, soudain, à ces visions atroces venait se joindre l’image sarcastique et brutale de Barthoud, qui riait de ses souffrances, de Barthoud le bourreau de tous ces êtres si chers. Le père Brunel échappait de longs et sourds rugissements, rugissements de colère et de douleur. À deux reprises l’un des deux factionnaires dut venir pour lui ordonner de se taire. Le vieux grinçait des dents et ravalait avec peine les imprécations qui surgissaient à ses lèvres. Il était alors saisi du désir fou de se lever, bondir, se jeter sur les factionnaires, les assommer ou les égorger et fuir, courir à ses filles, à sa femme malade. Il se sentait repris par ce ferment de haine et de colère qui, durant deux jours, avait bouillonné au tréfonds de son être. Le ferment, néanmoins, s’était amorti lorsque, ce jour-là, le père Brunel avait abattu dans la poussière l’officier de son équipe. Mais depuis qu’on lui avait posé cette chaîne abjecte à son travail, depuis qu’il était apparu ainsi enchaîné aux yeux purs de sa fille Mariette, et depuis surtout qu’il croyait entendre dans son demi-sommeil les appels désespérés de sa femme et de ses filles, le maçon retombait la proie de cette agitation intérieure qui, comme un souffle impétueux d’ouragan, le soulevait et l’emportait. Oh ! que pourrait-il advenir si ce souffle augmentait malgré lui de violence ! Et le père Brunel avait peur de ces étranges bouleversements qui passaient en lui, il avait peur et, pour éviter le vertige de cette peur, il se mettait à mordre avec rage la couverture de sa couche douloureuse.

Puis, à la Basse-Ville, chez ce tavernier où elle avait trouvé l’hospitalité, c’était Mariette qui pleurait et sanglotait sans cesse malgré toutes les consolations qu’essayait de lui apporter la femme du tavernier. C’était d’abord son inquiétude au sujet de Clémence et de sa mère, une inquiétude qui meurtrissait son cœur tendre et aimant ; et c’était surtout l’odieux tableau de la brèche, ce tableau où elle revoyait son père enchaîné comme un vulgaire criminel sous l’ignominieuse surveillance des soudards d’Haldimand.

Et chez les Ursulines, c’était Clémence. Mais Clémence se trouvait peut-être la moins malheureuse, car n’y avait-il pas un rayon de soleil au travers de la noirceur de ses tourments ? L’image de Beauséjour, ce beau et généreux cavalier, ne venait-elle pas l’égayer et lui faire voir un horizon rapproché tout resplendissant ? Et dans son insomnie, lorsqu’elle avait réussi à écarter d’elle pour un moment, les soucis et les chagrins, n’était-elle pas tout à coup secouée par des soubresauts de joie ? Souvent, que de doux apaisements qu’il lui eût été bien difficile d’expliquer. Car Clémence n’osait pas encore s’avouer qu’elle était éprise, très très éprise du « beau cavalier ». En somme elle était moins malheureuse que sa sœur Mariette, que son père aux griffes de la monstrueuse Corvée, que sa mère malade là-bas, à Saint-Augustin. C’est pourquoi, dans ses visions de bonheur, elle avait de beaux élans de reconnaissance pour Dieu que, du reste, elle n’avait cessé d’invoquer intérieurement.

Enfin venait Beauséjour. Mais si notre jeune ami, au travers de sa nuit sans sommeil, ne subissait pas les tortures de la souffrance, c’est que l’amour et la divine image de Clémence faisaient de son cœur un paradis. Pourtant son ciel n’était pas tout à fait sans tache : car cette joie qu’il éprouvait, ces rayons qui l’éblouissaient, il faudrait les payer. Demain, il lui faudrait tenir des promesses difficiles qu’il avait faites à Clémence : la promesse de retrouver Mariette, celle de faire libérer le père Brunel. Allait-il réussir ? Il s’en donnait l’invincible espoir. Pour conquérir Clémence ne se sentait-il pas de taille à conquérir un monde ? Oui, oui, demain il se présenterait chez Haldimand et il saurait bien obtenir la liberté du père de Clémence, de « sa Clémence » comme il osait se dire déjà. Oui, demain, il fouillerait la ville et retrouverait Mariette.

À dix heures de matinée le jour suivant, soigneusement mis et sous le même soleil éclatant qui illuminait la cité, Beauséjour s’achemina vers la Place du Château. Il conservait avec âpreté sa décision prise au cours de la nuit : il irait voir le gouverneur, lui ferait des représentations respectueuses, intercéderait pour le père Brunel, et, s’il était nécessaire, lui, Beauséjour,