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la corvée

la Corvée. Ce sera peut-être difficile, je ne vous le cache pas. Pourtant nous avons une très bonne raison d’espérer la clémence des autorités, je veux parler de la maladie de votre mère.

— Ah ! oui, ma mère malade, ma pauvre mère dont l’inquiétude et les tourments doivent de beaucoup surpasser les miens.

Cette pensée ramena l’ombre de la douleur sur le visage de Clémence un moment rasséréné. À nouveau des larmes perlèrent à ses yeux, et elle retira brusquement sa main posée dans celles du jeune homme pour cacher son visage.

Cette souffrance ravivée émut fortement Beauséjour. Durant quelques minutes il ne put parler. Il considérait la jeune fille avec une compassion et un attendrissement qui n’eussent pas manqué de la toucher, si elle avait pu saisir la pensée chaleureuse de son compagnon. Mais tout à l’effort de comprimer ses larmes et ses sanglots, elle ne le regardait pas. Lui ne la quittait pas des yeux… des yeux pleins non seulement de pitié, mais aussi d’admiration et d’extase. Car déjà Beauséjour, sans pouvoir encore se l’avouer, éprouvait dans son cœur jeune et hardi et pour la première fois de sa vie ce sentiment, doux et formidable à la fois, qui du jour au lendemain peut changer toute l’existence d’un homme… l’amour !

Ce fut avec ce sentiment magique que, un peu plus tard, il put par des paroles affectueuses ramener la sérénité dans l’esprit de la jeune fille. Une fois encore elle lui abandonna sa main, et lui, très longtemps, lui parla, à voix très douce et très basse, comme en mystère. Et elle lui souriait avec extase. Elle l’écoutait, rêveuse, comme elle eût prêté une oreille réjouie à des musiques célestes. Et, à son tour, elle ne le quittait plus des yeux… Ah ! ne l’avait-elle pas trouvé séduisant, ce beau cavalier du matin ? Et ce soir ?… Quoi ! ne pouvait-on pas lire dans ses grands yeux bleus, mais d’un bleu si foncé qu’ils paraissaient noirs, oui ne lisait-on pas dans ces yeux-là le même sentiment, doux et formidable, qu’on pouvait découvrir au cœur de celui qui lui parlait avec une si bonne tendresse ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque parut Mme Laroche, une heure après avoir quitté le jeune homme et la jeune fille, elle vit celle-ci avec un visage tout épanoui… Plus de pleurs, plus de sanglots.

Ah ! oui, son neveu avait réussi… et peut-être même au-delà de ses espérances. Seulement, Mme Laroche n’apercevait encore qu’une lumière au tableau…


XIII

LA DAME ANGLAISE


Cette nuit-là fut une nuit bien longue et bien agitée pour quatre de nos personnages : le père Brunel, ses deux filles, Beauséjour.

Là-bas, à la caserne, le père Brunel ne cessait de tourner et retourner sa peine. Ah ! c’est qu’il était la proie vivante de terribles visions… visions de souffrance et visions de haine ! Son esprit malade évoquait d’abord la douloureuse silhouette de Mariette… de Mariette sa fille. Il croyait entendre encore ses sanglots, voir ses larmes… Par mille efforts inutiles il essayait de repousser cette vision tant la douleur de sa fille torturait son vieux cœur de père. Si à force de volonté il parvenait à écarter de son imagination cette lamentable image, alors survenait l’apparition de sa femme malade qui, les bras tendus avec le désespoir de l’agonie, l’appelait à elle. Et il croyait entendre ses appels, ses cris déchirants… parfois il pensait saisir son dernier soupir. Et lui… lui était loin, il était enchaîné, et malgré son désir, sa soif ardente du dernier baiser de celle qui lui était si chère, il demeurait cloué à son esclavage. Et elle, là-bas, elle sa femme tant vénérée, oui elle trépassait.

Le vieux maçon, à cette image atroce, sursautait, puis, sans savoir, sans s’entendre, poussait un râle affreux qui réveillait ses voisins de lit. Ceux-ci l’apaisaient par des paroles d’encouragement, mais l’instant d’après d’autres visions aussi cruelles l’assaillaient. C’était alors Clémence qui survenait brusquement, sa petite Clémence, celle qu’il choyait par-dessus tout… c’était sa petite fille. Mais où était-elle sa Clémence ?… Mariette l’avait perdue !… Alors l’imagination du pauvre vieux s’égarait, et à force de se demander ce qui pouvait être advenu de Clémence il se faisait les plus sombres tableaux. Et quoi !