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la corvée

sa douleur me fait autant de mal qu’à elle-même.

Ces paroles avaient été dites à voix basse, et Clémence n’avait pas paru entendre, de même qu’elle n’avait pas remarqué la présence du visiteur ; elle demeurait presque inconsciente dans sa douleur.

Ses deux mains appuyées sur un bras du canapé et le front sur les mains, Clémence demeurait immobile ; mais de temps à autre, cependant, son corps frémissait sous le choc d’un sanglot comprimé et qu’on entendait à peine. À ce moment la douleur de la jeune fille était une douleur silencieuse.

Ému par les paroles que venait de prononcer sa tante et plus encore par la vision qu’il avait devant lui, le jeune étudiant demeurait muet et considérait avec attendrissement la fille du père Brunel. Il ne voyait pas son visage, mais il pouvait laisser ses yeux se reposer dans un admirable fouillis de bouches blondes qui recouvraient à demi une nuque d’une blancheur de lait. Un lustre à six bougies suspendu au centre de la pièce permettait au jeune homme d’avoir une vision nette de la jeune fille. À cet instant il ressentait pour elle un attrait particulier, et il eût été tenté de caresser du bout des doigts les boucles d’or répandues sur la nuque d’ivoire. Cet attrait n’était pas tout nouveau : le matin de ce jour le jeune homme avait été frappé par la candide beauté de Clémence, par la fraîcheur de son visage, la délicatesse de ses traits et la pureté de ses yeux. La jeunesse exquise de cette étrangère avait semblé agir comme un aimant sur sa propre jeunesse. Il y a ainsi dans la vie de ces rencontres imprévues où des cœurs se comprennent par la seule image des yeux. Beauséjour, ce soir-là, croyait donc sentir mieux qu’un simple attrait de sympathie et de ce fait son émotion grandissait au point de faire battre son cœur violemment et d’empêcher toute parole de résonner entre ses lèvres. Il se bornait à considérer d’un regard tendre la fine silhouette de Clémence.

Mme Laroche lui fit signe de prendre un siège. Le jeune homme alors fit quelques pas pour aller s’asseoir sur un fauteuil disposé non loin de celui de sa tante. Ce bruit, quoique les pas du visiteur eussent été étouffés par le tapis qui couvrait le plancher, parut agir sur l’ouïe de Clémence ; elle leva sa tête et de suite le rayon de ses yeux rencontra la silhouette de Beauséjour.

Elle sourit… sourire de joie, de reconnaissance, d’espoir. Ah ! ce beau jeune homme qui, le matin, lui était apparu comme une providence, n’était-ce pas le vrai consolateur ? Et Clémence, un peu gênée cette fois, prit aussitôt une position plus convenable sur le canapé, et avant même que n’eût vibré la première parole de compassion que s’apprêtait à dire Beauséjour, Clémence, disons-nous, demanda avec un accent que la crainte ou l’espoir faisait trembler étrangement :

— Oh ! monsieur, voulez-vous me dire bien vite si vous m’apportez des nouvelles de Mariette… si vous avez pu retrouver ma sœur ? Car vous m’avez promis de me la ramener…

Elle se tut brusquement et elle le regarda avec une fixité qui le surprit et le troubla. Il ne put, sur la minute, que balbutier quelques paroles incohérentes.

— Que dites-vous, reprit Clémence avec un accent douloureux cette fois, vous ne m’apportez donc pas les nouvelles que j’ai tant espérées tout le jour ? Ah ! vous ne me ramenez pas ma sœur Mariette…

Il se fit un bruit dans sa gorge, quelque chose ayant la résonance d’un râle, et la jeune fille, perdant la voix, se laissa tomber sur le canapé en pleurant.

— Mademoiselle, balbutia encore le jeune homme, mais d’une voix plus compréhensible… mademoiselle dit-il, je pense que demain je pourrai vous ramener votre sœur. Ne désespérez pas, je vous promets que demain…

Clémence, relevant à demi sa tête, l’interrompit.

— À quoi bon, monsieur, de parler de demain ! Quoi ! ne voyez-vous pas que demain je pourrai être morte.

Elle retomba aussitôt dans son désespoir et ses larmes intarissables.

— Mon Dieu ! murmura Mme Laroche d’un air tout à fait découragé, que faire ! que faire !…

Beauséjour lui-même se sentait pris par le même découragement.

Pendant plusieurs minutes aucune parole ne fut échangée. Les regards apitoyés de la tante et du neveu demeuraient posés sur la jeune fille prostrée.