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la corvée

montures ces femmes attiraient surtout l’attention de Clémence. Elle leur trouvait un air si heureux qu’elle était bien près de les envier. Là, sur cette rue, elle entendait résonner uniquement la langue anglaise. Oh ! si elle voyait, ainsi montée, la dame anglaise ! Elle saurait bien la reconnaître… Hélas ! non. Tous ces visages lui étaient inconnus. Mais si elle se trouvait revenue sur la rue de la dame anglaise ? Non… cette rue ne ressemblait pas à l’autre… à l’autre qu’elle pourrait reconnaître, lui semblait-il. Et elle regardait maintenant les belles maisons paisibles, avec leurs jardins et leurs arbres au feuillage tout frémissant.

Mais aucune de ces maisons encore n’avait de ressemblance avec celle de la dame anglaise. Et Clémence marchait… elle entrait dans une autre rue, moins belle, moins large, moins fréquentée, et, découragée tout à fait son cœur se glaçait. Pourtant, ce désespoir lui fit prendre la résolution d’interroger le premier passant…

Hélas ! la rue était déserte. Mais non, voici qu’un cavalier apparaissait à l’intersection d’une autre rue plus loin, et voici qu’il venait dans la direction de la jeune fille. Il approchait lentement et regardait droit devant lui. Son cheval était brun et d’allure fringante. Et à mesure qu’il approchait, Clémence pouvait le voir plus nettement. C’était un jeune homme, fort élégant et gracieux, serré dans une tunique de velours noir. Sous un chapeau de feutre gris s’échappaient les boucles de ses cheveux châtains. Clémence allait le croiser… elle lui décocha un long regard de curiosité. Avait-il fière mine un peu ce jeune homme ! Et il était tout jeune… un adolescent ! La rue était déserte, et dans une rue déserte un jeune homme doit nécessairement regarder la jeune fille qu’il y rencontre. Le cavalier regarda à son tour Clémence, Clémence qui, maintenant, marchait plus vite les yeux à terre. Et il parut tressaillir. Clémence était passée… Le cavalier se retourna sur sa selle et jeta un regard perçant à la jeune fille qui lui tournait maintenant le dos. Il arrêta son cheval, parut hésiter une seconde, puis d’une voix douce et agréable il appela :

— Mademoiselle…

Clémence s’arrêta net à trente pas environ du cavalier, et, rougissante, tremblante, elle regarda interrogativement celui qui l’avait interpellée. Or le cavalier descendit de cheval et, la rêne au bras, tirant sa bête après lui, l’inconnu s’approcha tout près de Clémence, la salua en retirant son feutre et en ébauchant une courte révérence.

— Je vous fais mes excuses, mademoiselle, balbutia le jeune homme l’air quelque peu embarrassé, mais votre vue vient de rappeler à mon souvenir une image dont on m’a fait l’esquisse hier. N’êtes-vous pas Mademoiselle Clémence ?

Mademoiselle Clémence !…

La jeune fille demeura interloquée, considérant avec la plus profonde stupéfaction ce beau cavalier inconnu qui, cependant, prononçait son nom ! Et lui aussi la considérait avec attention, une attention admirative… N’était-elle pas exquise cette enfant avec son beau visage de fleur qu’ombrageait le grand chapeau de paille jaune enrubanné de rouge ! La pauvreté de sa mise lui était une parure !

Aux temps anciens, que de bergères dans leurs haillons surpassaient en beauté et en grâce les princesses les plus admirées dans leurs luxueuses parures ! Si, des fois, la fleur sauvage a moins d’éclat que celle qui a reçu du jardinier un lit plus souple et un décor plus attrayant, n’exhale-t-elle pas, d’autre part, une grâce et une fraîcheur qui sur l’autre l’emportent de beaucoup ? La grâce de Clémence lui venait de la candeur de ses beaux yeux bleus, doux, profonds et purs. Elle venait encore de ce sourire timide et inquiet à la fois qui se jouait sur des lèvres qu’on eût dit tirées des pétales d’une rose. Et elle offrait encore cette beauté du teint et des lignes du visage comme on la découvre chez ces fillettes de dix ans, alors que l’ovale commence à se former doucement, discrètement. Et quel parfum de bonté et de vertu s’échappait de ce corps d’enfant issu des sillons généreux de la terre ! Beauséjour demeura lui aussi sans parole pour un moment, tellement il était fasciné par cette image rose et blonde que semblait animer un souffle de vie mystique. Et les yeux bleus de la jeune fille, quoique celle-ci parût très gênée, ne quittaient pas les siens. Il en devint aussi confus que celle qui tremblait devant lui. Il demanda encore, croyant qu’elle n’avait pas bien compris sa première question :