le reste de la nuit chez quelque tavernier de la basse-ville. Demain matin, dès l’aube, fuis la ville, gagne la maison de tes parents et tiens-toi sur tes gardes pour quelques jours. Un peu plus tard tu auras de mes nouvelles.
En même temps il mit dans la main du jeune paysan une petite bourse ajoutant :
— Ne dis jamais à qui que ce soit ce qui vient de se passer, et oublie mon nom dans cette affaire, car je suis supposé m’appeler Laroche ; car, vois-tu, si on apprend que c’est Beauséjour qui a joué ce tour-là aux Anglais, ma peau ne tiendrait plus guère sur mes os ! Bonne nuit et bonne chance, Jaunart.
Et le jeune homme prit aussitôt sa course et disparut dans l’obscurité avant que le paysan eût pu proférer un simple merci.
Éberlué, stupide, Jaunart automatiquement se mit à marcher. Il était sur le chemin qui longeait les jetées du port et qui le conduisait vers la basse-ville. Il entra peu après dans une ruelle et aperçut un réverbère qui achevait de se consumer devant la façade d’une maison d’assez piteuse apparence. Cela devait être une taverne. Oui, il remarqua une porte vitrée et grillagée. Il frappa. À l’intérieur personne ne parut entendre. Et Jaunart tremblait et grelottait contre la porte. La nuit était fraîche et peu étoilée. Le silence régnait de toutes parts, hormis de temps à autre quelques aboiements de chiens. Jaunart frappa encore dans la porte et du pied cette fois il frappa pour être entendu.
L’instant d’après un volet de l’étage supérieur était ouvert et une voix rude et mécontente demanda :
— Eh l’ami, voulez-vous me dire de quel droit vous enfoncez ma porte ?
— Vous vous méprenez, Monsieur, répondit Jaunart : loin d’enfoncer votre porte, je vous demande de me donner asile pour le reste de la nuit. Car j’ai froid, faim et soif.
— Oh ! oh ! voilà des paroles un peu apitoyantes. Avez-vous de l’argent ?
— Non… mais j’ai de l’or.
— De l’or… Ah ! bien, il fallait le dire de suite. Voyez-vous, il y a tant de chemineaux qui barôdent la nuit, il faut bien prendre ses précautions, surtout quand on n’est pas riche. Je descends, l’ami, je descends…
Le tavernier referma son volet et descendit ouvrir à Jaunart la porte, formidablement verrouillée de sa boutique.
Un bougeoir, posé sur une table éclairait imparfaitement la taverne mais assez pour distinguer les êtres et les choses. Aussi, à la vue de ce client nocturne aux vêtements couverts de poussière et maculés de plâtre, et surtout en découvrant au travers de la figure du paysan l’affreux sillon cramoisi qu’y avait imprimé la cravache de Barthoud, le tavernier ne put réprimer un haut-le-corps.
— Hein ! un glébard !… s’écria-t-il avec horreur ou effroi.
De nos jours, un bagnard évadé qui pénètre tout à coup sous notre toit pour chercher refuge ne nous impressionne pas moins.
— Ah ! monsieur, pleura Jaunart, ne me renvoyez pas ! Je suis bien assez malheureux ! Dès l’aube prochaine je partirai… je m’enfuirai, et personne ne saura…
Le tavernier, bon homme au demeurant, eut pitié.
— C’est bon… c’est bon… fit-il doucement, je comprends votre malheur et je vous reconnais pour un compatriote. Allez ! quand bien même qu’on fait métier de cabaretier, on a du cœur comme tout le monde, et on est Canadien par tout le corps même si on a des privilèges des Anglais. Naturellement, les Anglais, dans notre métier, faut bien les ménager un peu, si on veut faire sa vie. Ah ! vous avez dit que vous avez faim et soif et que vous avez froid ? Eh bien ! il n’y a pas de feu maintenant, mais je vais vous servir un bon gobelet d’eau-de-vie qui va vous remettre le sang en état, et puis je vous apporterai du pain, du beurre, du fromage et un morceau de viande froide. Je pense que ça vous remettra des pieds à la tête. Ensuite, je vous conduirai à la cuisine où il y a un grabat à rien faire. Vous pourrez dormir là à votre aise jusqu’au matin. Alors, vous êtes content ?
— Oui, oui, monsieur, merci bien !
— En ce cas, asseyez-vous là à cette table et je vais vous servir en un clin d’œil.
Le paysan se laissa choir sur un escabeau, exténué. Mais il sentit ses forces revenir bientôt seulement à respirer les vapeurs d’eau-de-vie qui planaient dans l’atmosphère de l’auberge. Il n’avait plus froid et ne grelottait plus, parce qu’il régnait dans la taverne une tiédeur qui ca-