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la corvée

fit sortir QUARANTE-TROIS prisonniers qui y moisissaient depuis plus d’une année sans savoir pour quels motifs, et à qui on intima l’ordre sévère de déguerpir chacun vers son foyer. TER ET QUATER : mais passons, il faudrait dix pages encore. Il suffit que les Prisons ou Cachots d’Haldimand ne soient plus parlés de que comme une folle légende ou l’invention de chroniqueurs fumistes ou funèbres.

De tous ces prisonniers la Chronique Vraie ou, simplement, l’Histoire ne dit point, si on en laissa crever de faim ou pourrir de moisissure comme au temps reculé des oubliettes moyenâgeuses ; mais si l’on veut en croire le récit de quelques-uns de ces malheureux qui expièrent si longtemps des crimes inconnus, on n’y mangeait pas trop plein son ventre. Aux Jésuites on servait deux repas par jour, matin et soir ; mais aux Récollets, du moins pour l’année 1781, un unique repas composé de légumes, de pain et d’eau. Quelquefois on y servait du poisson salé ou séché, jamais du poisson frais. Quelquefois aussi il arrivait qu’on donnât aux prisonniers de la venaison pas bien bien fraîche, attendu que les bourgeois n’en voulaient pas. Pour le confort du logis, les Jésuites et les Récollets avaient un certain caractère d’humanité ; mais dans les petites geôles sans importance, le cachot n’avait le plus souvent qu’un peu de paille sur un sol mou ou sur de la pierre, c’était tout. Ajoutons qu’un cachot mesurait d’ordinaire six pieds en longueur sur quatre en largeur. Tombeau ! In Pace ! Le fameux « Black ou Dark Hole » de nos prisons modernes est un joyau comparé à ces cachots du règne Haldimand.

Et ce fut l’un de ces cachots qui servit de tombeau au jeune paysan Jaunart.

Pour le jeune homme le contraste fut effroyable une fois qu’on eut refermé la porte de fer : quitter la grande lumière du jour et entrer à l’improviste dans cette obscurité épaisse et renfermée. Sur le moment il trembla d’épouvante. Mais, jeune homme hardi, audacieux, capable d’endurance et, d’ailleurs, de longtemps accoutumé à la misère, Jaunart se ressaisit en peu de temps et se mit à réfléchir sur sa précaire position. Et après cette réflexion il ne s’inquiéta pas outre mesure de son sort futur. En effet, ne savait-il pas que, la semaine d’avant, un pauvre diable, également pour cause d’insubordination, avait été enfermé dans l’un de ses cachots ? Et ne savait-il pas encore que le malheureux en était sorti cinq jours après, affaibli, étourdi, fou un peu si l’on veut, mais vivant quand même ?

Donc, Jaunart en sortirait aussi, et au bout de cinq jours probablement. Bah ! cinq jours seraient vite passés ! Non, pas si vite… car au bout d’une heure le jeune paysan commença à songer que cinq jours d’une telle réclusion pourraient bien lui paraître plus longs qu’il ne pensait. En de pareilles circonstances la première heure passa généralement assez vite, surtout si l’on reste sous l’empire de l’énervement. Mais dès que s’apaisent les nerfs, se calme l’esprit, alors le prisonnier peut de sang-froid et très lucidement considérer et peser la valeur de sa situation. Alors c’est différent, c’est la deuxième heure qui commence. Il en fut ainsi pour Jaunart… Bientôt il pensa que si cette réclusion ne le tuait pas tout à fait après un certain laps de temps elle le tourmenterait assez pour le rendre au moins fou. De fait, après la deuxième heure le jeune homme sentit une affreuse torpeur l’envahir. Puis ses yeux firent très mal et toutes espèces de lueurs se mirent à zigzaguer autour de lui. Peu à peu il sentit ses jambes se dérober sous lui, une extraordinaire lassitude pesa sur son corps, sa tête bourdonna au point qu’il eut peur de la voir se fendre, et, finalement, il s’écrasa sur le sable du cachot, inanimé, ne vivant plus que par la pensée. Et le silence qui régnait dans ce tombeau semblait une masse de fer qui pesait sur son front, sur ses paupières, sur sa poitrine ; et, même les yeux fermés, il continuait de voir jaillir autour de lui les flammes aux couleurs les plus variées. Pour un peu il se fut abandonné à un désespoir funeste, et lui vint la pensée de se briser la tête contre la muraille ou contre la porte de fer pour échapper à la torture qui le suppliciait horriblement. S’il n’obéit pas à cette suggestion de son esprit tourmenté, ce fut à cause du trouble qui agita sa conscience. Puis sa foi en Dieu l’emportant contre les suggestions pernicieuses de l’Esprit du mal, Jaunart éleva sa pensée vers Celui qui, seul, pourrait l’assister dans son malheur et lui prêter main-forte. De suite, il retrouva le courage, l’espoir et la force de résister à la torture.