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la corvée

Quand il fut à quelque distance, Beauséjour reprit :

— Père Brunel, ça se fait que je veux tenter de tirer Jaunart de son cachot la nuit prochaine.

— Ah ! ah ! j’ai bien peur que vous ne puissiez pas réussir.

— Bast ! moi je pense le contraire. Les cachots sont dans la cave, n’est-ce pas ?

— Oui. Mais pour y arriver il n’y a qu’une entrée, c’est par la trappe qui se trouve dans la salle des soldats.

— Je sais cela. Mais les soldats ne sont pas toujours dans la salle ?

— Non. Le soir, la plupart s’en vont à la ville pour s’amuser. D’autres se retirent dans le dortoir tout à côté de la salle.

— Alors, durant la nuit cette salle est déserte ?

— Seulement, il y a les deux gardes qui font le guet dans notre bouge.

— Là est la plus grande difficulté. Mais je m’arrangerai bien pour quitter le bouge à ma guise.

— Il y a encore que les cachots sont fermés par des portes de fer et des cadenas.

— Je me doutais de cela. Aussi, ai-je sous ma chemise tout ce qu’il faut pour venir à bout des cadenas.

Le père Brunel regarda le jeune homme avec une intense admiration. Puis il s’écria :

— Non, vrai de vrai, je ne peux pas m’imaginer que c’est vous qui êtes là à faire de la maçonnerie ; et puis, si ce n’est pas une chance du bon Dieu… moi qui voulais tant vous voir aujourd’hui !

— Ah ! ah ! vous vouliez me voir ?

— Oui, et je vas vous dire pourquoi.

Il se mit à narrer brièvement ce qu’on lui avait rapporté le soir précédent au sujet de ses deux filles, Mariette et Clémence, venues pour le chercher :

— Voyez-vous, acheva-t-il, elles me cherchent à cause de ma pauvre femme qui est malade à la maison. Or, il paraîtrait que deux dames anglaises les ont fait monter dans leur voiture pour les emmener chez elles. Comprenez-vous que je suis inquiet ?

— Oui, oui. Savez-vous le nom de ces deux dames anglaises ? demanda le jeune homme très intéressé par cette histoire.

— Hélas, non ! Pouvez-vous voir quel intérêt ont pu avoir ces dames d’emmener mes filles ?

— Non. Mais je me figure bien que ce sont deux dames charitables comme j’en connais plusieurs et comme je connais aussi de très bons citoyens anglais. Il ne faut pas penser que tous les Anglais sont méchants et ressemblent à ceux-là qui oppriment notre pays. Faut aussi reconnaître que dans le nombre d’étrangers à la race anglaise : il y a des Suisses, des Allemands, des Hollandais, des juifs et peut-être bien d’autres que nous ne pouvons reconnaître tellement ils osent se donner pour des Anglais. Non… il faut, être juste, père Brunel. Mais je reviens à vos filles…

— Ah ! oui, tenez, je vas vous dire pourquoi je voulais vous voir : c’était pour vous demander de vous occuper d’elles… Mais à c’t’heure que vous êtes pris vous aussi dans la corvée…

— Père Brunel, interrompit Beauséjour. soyez tranquille : je suis de la corvée aujourd’hui, mais n’y serai point demain.

— Ah ! Ah ! vous n’y serez point…

— La nuit prochaine je vais donner la liberté à notre ami Jaunart et je m’esquiverai ensuite. Donc, demain, père Brunel, je chercherai vos filles et soyez bien sûr que je les verrai.

— Ah ! Monsieur Beauséjour, vous me remettez dans le cœur tout l’espoir et toute la confiance que j’avais en vous, merci !

Alors, le vieux les yeux tout humides et la voix tremblante d’émotion, fit au jeune bourgeois un portrait de ses filles.

— Voyez-vous, Mariette, ma plus vieille, c’est la promise à Jaunart, elle a vingt ans depuis le mois d’avril.

— Et Clémence, père Brunel ?

— Elle, ma Clémence, elle n’est pas encore promise, et elle n’a rien que dix-sept ans. Ah ! je peux bien vous dire que c’est ma plus belle, ma Clémence. À vrai dire, je les aime toutes les deux également, mais, comme vous le savez probablement on a toujours un petit faible pour la plus jeune, parce que c’est la dernière qu’on a dorlotée et choyée, et aussi parce qu’on voit que la plus vieille va bientôt se marier. Alors, c’est naturel, on reporte le surplus de son affection sur celle que le bon Dieu nous laissera. Pour dire vrai encore, je ne plaindrai pas Mariette, parce qu’elle a trouvé un bon garçon dans ce Jaunart, car il est vaillant comme quatre. Il a bien aussi un peu de tête et pas beaucoup de patience,