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la corvée

n’avez pas besoin de vous faire du mauvais sang à propos de vos filles ; demain vous n’aurez qu’à demander au sieur Beauséjour de s’en occuper.

— Tiens ! comme t’as raison. C’est bon, si Monsieur Beauséjour passe par ici demain, je lui demanderai d’aller chercher mes filles.

— Seulement, l’histoire la plus embêtante, c’est que vous ne savez pas le nom de la dame anglaise.

— C’est bien vrai, je ne sais pas le nom.

— Bah ! je pense que Beauséjour ne sera pas embrouillé pour tout ça. Il connaît tout le monde de la ville. S’il lui faut fouiller toutes les maisons pour retrouver vos filles il le fera bien volontiers, car c’est un homme qui ne recule pas à rendre des services à ses gens, je le connais.

— Oh ! je sais bien qu’il a de l’œil, je le connais aussi, fit le père Brunel qui reprenait espoir et confiance.

Au vrai, il ne s’inquiétait pas bien fort au sujet de ses filles, sachant qu’une dame, encore qu’elle fût anglaise, les avait recueillies. Le père Brunel savait qu’il y avait beaucoup d’âmes charitables parmi les Anglais de la ville et du pays, et les Anglais du pays n’étaient pas tous des brutes du calibre de ce Barthoud qui, du reste, était Suisse. Son inquiétude lui venait surtout de sa femme malade.

Sa femme malade… C’était pour lui la plus grave des nouvelles. Et si la maladie était dangereuse !… Le vieux sentit son cœur se crisper. Car il l’aimait sa femme, sa bonne et fidèle compagne des jours de misère. Il n’aurait pas voulu la perdre pour rien au monde. Quand on a vécu ensemble, peiné, souffert et aimé pendant quarante ou cinquante ans, on ne peut plus se laisser sans souffrir atrocement. La chaîne est devenue si indissoluble que, la briser tout à coup, c’est briser les deux êtres qu’elle relie et unit. Le père Brunel n’aurait pu se faire à la pensée qu’il pouvait perdre sa compagne, et de la savoir malade — peut-être parce qu’il lui manquait, parce qu’elle souffrait de le savoir à la corvée, loin et exposé à bien des dangers — oui, de la savoir malade le vieux se sentait lui-même mourir. Alors, spontanément sa pensée se tourna vers Dieu, vers Celui qui entend la prière des misérables, qui soulage les chagrins, allège les fardeaux, guérit, sauve…

— Ô mon Dieu ! prenez soin de ma pauvre femme, et ne la laissez point mourir avant que je l’aie au moins revue !

Sa pensée avait formulé cette confiante supplication, tandis que son regard gris et inquiet avait embrassé le firmament bleu strié de roux par les rayons du soleil couchant.

Deux larmes brillèrent en même temps aux cils de ses paupières, comme on voit, le matin, étinceler et trembler la goutte de rosée à la pointe des brins d’herbes.

Gignac, qui travaillait avec le père Brunel, aperçut ces deux perles d’eau. Il s’en émut :

— Allons, père Brunel, dit-il, faut prendre courage. Vous savez bien que le bon Dieu n’abandonnera pas votre femme ni vos filles. Demain, vous verrez, il fera meilleur qu’aujourd’hui, faut jamais désespérer !

— Oui, oui, t’as raison, mon garçon, et crois bien que j’espère dans la bonté de notre Seigneur. Mais tout de même… tout de même ce qu’il y a du monde qui n’ont pas de cœur. Tiens comme ce maraud-là… Ah je le lui ai bien dit tout à l’heure.

Il montrait Barthoud.

— Laissez donc faire, père Brunel, un de ces jours il aura lui aussi son tour. Je n’aime pas à souhaiter du mal à mon prochain, mais à lui je ne peux pas faire autrement et que le bon Dieu me pardonne.

Huit heures sonnaient aux horloges de la ville.

— À la caserne commanda Barthoud.

Enfin, la journée était finie.

Comme le midi, les hommes furent liés par la même chaîne, et l’on prit le chemin de la caserne où les équipes rentraient les unes après les autres. Soixante hommes… soixante de ces grands paysans qu’un roi de France avait méconnus… se trouvèrent réunis dans une salle basse, étroite, ardente comme une fournaise, et dans laquelle un garde venait d’allumer une lanterne pendue à une poutre. Tous ces hommes tombèrent, harassés, morfondus, misérables, sur leur litière de paille. À peine un murmure, un grognement, une plainte… ils n’en avaient pas la force. Leur litière ?… De la paille étendue le long des deux murs horizontaux, avec allée au milieu, trente hommes d’un côté, trente de l’autre, et pour couverture, les nuits de froidure, une