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la corvée

Mariette s’arrêta près de la femme et risqua une fois encore son éternelle question :

— Connaissez-vous mon père… le père Brunel ? Il travaille aux corvées…

La femme demeura bouche béante.

Le tavernier, qui connaissait beaucoup de monde, hocha la tête d’un air incertain et demanda ?

— Comment est-il votre père ?

Mariette, de son mieux, ébaucha un portrait de son père.

— Non, je connais pas, répondit le tavernier.

Surprise d’abord, l’épouse du tavernier, bonne femme, interrogea ensuite :

— Vous n’êtes donc pas de la ville, mon enfant ?

— Non, madame. Je viens de St-Augustin. Mon père est à la corvée depuis tantôt deux mois. J’étais seule avec ma sœur et ma mère. Ma mère est tombée malade l’autre jour. Elle a eu peur de mourir sans revoir notre père. Alors, l’ayant confiée à une voisine qui la veille, ma sœur et moi sommes venues chercher notre père.

Puis elle ajouta comment elle avait fait la rencontre de la dame anglaise, et comment, après de vaines recherches pour retrouver son père, elle s’était perdue dans la ville.

— Peut-être bien, madame, poursuivit-elle, que vous pourrez me dire comment je retrouverai cette dame anglaise.

La douce naïveté de la jeune fille, sa beauté légèrement pâlie, la pureté de ses grands yeux noirs dans lesquels flottait une vapeur de larmes à grand’peine contenues, l’angoisse qui se manifestait dans sa parole comme en ses gestes, tout cela toucha au suprême le tavernier et sa femme.

— Savez-vous le nom de cette dame anglaise ? demanda encore la femme.

— Non, madame. Mais je sais que sa maison est très belle, là-haut dans la cité.

— Oui, mais les maisons, ça se ressemble pas mal. Si vous saviez au moins le nom de la rue…

— Hélas ! madame, je ne sais pas davantage.

Mariette, cette fois, ne put retenir plus longtemps une averse de larmes qui couvrit ses joues.

— Prenez courage, ma belle enfant, dit le tavernier ému. Demain, on fera des recherches. On finira bien par retrouver cette dame anglaise et votre père.

Ces paroles firent du bien à la jeune fille. Elle sourit de reconnaissance dans ses larmes, essuya celles-ci d’un mouchoir de toile bleue, et murmura :

— Vous êtes bien bon, monsieur…

— On n’est pas meilleur que les autres, mademoiselle, mais on n’aime pas à voir ses semblables dans la peine. On fait ce qu’on peut pour leur aider.

— Mon mari dit la vérité, affirma la femme avec un sourire aimable. Et comme ça, ajouta-t-elle, vous avez laissé votre sœur chez cette dame anglaise ?

— Oui, et je regrette bien de n’être pas restée avec elle, et de n’avoir pas écouté les conseils de la dame.

— Vous n’avez pas de parents dans la ville, pas d’amis ?

— Non, madame… rien !

Quel désespoir dans ce monosyllabe !

— Alors, si je comprends bien, reprit la femme du tavernier, vous n’avez pas d’abri pour la nuit ?

— C’est comme vous dites, madame, et cette perspective peu agréable achève de m’épouvanter.

— Oh ! bien, dit le tavernier, faut pas vous mettre l’esprit à l’envers pour ça, on vous logera jusqu’à demain… jusqu’à ce que vous ayez retrouvé votre sœur et votre père.

— Ah ! monsieur, comment pourrez-vous le faire !… je n’ai pas d’argent…

— Tranquillisez-vous, ma chère enfant, murmura doucement la femme, on ne vous demande pas d’argent, on vous offre simplement l’hospitalité. Venez… entrez… Je gage que vous avez faim ?

— Bien faim et bien soif… oh ! oui, Madame. Mais si je savais, bégaya-t-elle, hésitante, que je retrouverai demain ma sœur au moins… et puis mon pauvre père !

— On va s’occuper de ça, dit le tavernier. Le soir, il vient ici beaucoup de monde, je m’informerai. Soyez tranquille. Voyons, suivez ma femme, elle vous traitera aussi bien que votre mère.

Mariette ne résista pas cette fois. Elle suivit la femme dans l’auberge déserte à ce moment.

— Asseyez-vous, mon enfant, reprit la bonne femme, je vais aller vous chercher quelque chose à boire, et tout à l’heure vous mangerez avec nous.

Mariette tomba, harassée, sur un siège. Et tandis que la femme s’en allait dans une