Page:Féron - La corvée, 1929.djvu/22

Cette page a été validée par deux contributeurs.
20
la corvée

sur un chemin qui longeait les jetées du fleuve. Là l’animation était encore plus grande que là-haut : car sans le savoir Mariette avait passé de la haute-ville dans la basse. Elle passa près de deux artisans qui parlaient sa langue. Enfin, des Canadiens… Elle leur demanda, craintive, désespérée :

— Mes bons messieurs, pouvez-vous me dire où l’on fait travailler les corvées ?

Les corvées !…

Les deux hommes se regardèrent avec quelque surprise et l’un d’eux interrogea :

— Vous cherchez quelqu’un mademoiselle ?

— Mon père, monsieur… il est à la corvée !

— Ah je vous comprends. Il y en a un peu partout sur le port… Comment s’appelle votre père ?

— Brunel… monsieur… Chez nous on l’appelle le père Brunel.

— Non je ne connais pas. Mais si vous allez plus loin, vous verrez des équipes qui travaillent aux jetées, et là on pourra vous renseigner.

La pauvre fille poursuivit sa marche, mais avec un peu d’espoir. Là-bas, lui avait-on dit, des équipes travaillaient… Si son père était là !… Il ne fut pas long qu’elle aperçut, en effet, des équipes d’hommes qui travaillaient sous la surveillance de soldats. Ah ! oui, ça devait être là la Corvée. Plus craintive encore elle s’approcha de ces hommes, mais sans oser interroger, parce que les regards froids des soldats la glaçaient. Les hommes de la corvée lui jetaient un regard indifférent. Elle fouilla ces physionomies brûlées, tirées, presque abêties. Aucune n’avait de ressemblance avec celle de son père. D’ailleurs, si son père avait été là, elle savait bien qu’il serait accouru à elle, ses bras tendus pour la recevoir et l’embrasser avec une tendresse et un bonheur sans pareils. Personne ne lui tendait les bras, la plupart des figures étaient répulsives. Elle aperçut des femmes canadiennes allant aux provisions, chacune tenant un panier au crochet du coude.

— Connaissez-vous le père Brunel ? Il travaille aux corvées ! Savez-vous où je pourrai le trouver ?

À présent son cœur et sa bouche faisaient mal à répéter toujours les mêmes questions qui, sans cesse, demeuraient sans la réponse qu’elle eût tant désirée.

Hélas ! non. Personne… personne… personne ne pouvait la renseigner.

Pauvre Mariette ! elle se vit tout à fait désemparée et confondue dans une foule pressée qui la bousculait souvent, elle se sentit prise par le plus sombre désespoir. Et voilà, maintenant, que les équipes quittaient l’ouvrage… la journée était finie. Voilà aussi que les rues devenaient moins animées presque désertes. En passant devant des maisons pauvres elle aspirait des odeurs de marmites, de pain rôti, de soupe, de poisson grillé, de légumes fricotés. Et la faim, la terrible faim l’empoigna… À la faim vint s’ajouter la soif. Oui, sa gorge était desséchée, et quand elle parlait cette gorge faisait mal. Et ses jambes n’étaient plus aussi solides, et ses pauvres pieds étaient si endoloris. Tant qu’elle avait eu un espoir de retrouver son père elle n’avait rien senti de tout cela ; mais le désespoir survenait avec son terrible cortège. Que faire ?

Et c’était la brume qui descendait très vite sur la terre et sur l’eau où de petits navires, la voile enflée sous la brise, rentraient dans le port. Bientôt viendrait la nuit, et alors ?

L’idée de retrouver la dame anglaise et sa sœur lui revint subitement.

Sa sœur !…

Elle l’avait un peu oubliée avec l’obsession de retrouver son père. Mais en y pensant tout à coup, une affreuse angoisse lui serra le cœur. Plus que jamais elle sentit l’aiguillon du remords de n’avoir pas écouté les bons conseils de la dame anglaise. Pourtant, cette dame anglaise, on pouvait la retrouver ! La ville n’était pas bien grande ! Oui, mais pour Mariette c’était comme en un immense univers, et elle s’y voyait tout à fait perdue.

Elle entra dans une ruelle, très sombre, où de nombreux enfants jouaient et tapageaient, où tous les gens étaient au frais sur le pas de leurs portes. Là, Mariette se sentait plus tranquille, car là on entendait partout la langue française, car là c’étaient les gens de sa race. Elle avisa la façade d’une taverne et, devant, le tavernier et sa femme. La femme était assise sur la marche de bois qui servait de perron ; le tavernier allumait le réverbère qui le soir venu, indiquait à la clientèle le chemin à suivre.